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Dans le commerce, comme dans la politique étrangère, l’Amérique joue son « va-tout » (Strategic Culture)

par Alastair Crooke 3 Décembre 2018, 10:35 Guerre commerciale USA Economie Impérialisme Capitalisme

Trump Pompeo (c) Reuters / Jonathan Ernst

Trump Pompeo (c) Reuters / Jonathan Ernst

L’administration de Trump mise tout sur le rouge de la roulette pour un effet levier d’une politique commerciale et étrangère américaine radicale. Il en est à parier qu’une poursuite impitoyable de l’intérêt commercial américain cru par le « on ne fera pas de prisonniers » peut restaurer l’hégémonie économique américaine. Mais, comme Vali Nasr l’a souligné dans The Atlantic, la stratégie radicale de la terre brûlée que Trump poursuit actuellement dans son offensive concernant la politique étrangère qui l’accompagne vise non seulement à ramener les États-Unis à leur statu quo ante, mais aussi à forcer la capitulation de toute résistance à l’hégémonie américaine (qu’elle vienne d’amis, comme le Canada, ou des puissances dites « révisionnistes » [États, comme l’Iran, la Chine, la Corée du Nord ou la Russie qui contestent le statu quo dominé par les USA dans le système des relations internationales, NdT] et des États dotés de l’arme nucléaire) :

« Il est de plus en plus clair que ce que Trump espère réaliser grâce à une campagne de pression maximale ne correspond pas à la vision de son équipe de sécurité nationale : À en juger par son comportement avec Kim Jong Un et sa déclaration sur l’Iran, l’objectif de [Trump] est d’amener la Corée du Nord et l’Iran dans des négociations diplomatiques. Les membres de son équipe parlent comme s’ils préféraient forcer les pays à se rendre. Pyongyang et Téhéran le comprennent très bien. » (non souligné dans l’original)

 

Mais le nœud du problème, c’est que lorsque vous misez « tout » sur une couleur ou l’autre à la roulette, soit vous gagnez gros, soit vous perdez tout.

 

Dans le domaine de la politique commerciale, la prétention antérieure des États-Unis de corriger les « injustices » de la politique commerciale internationale est maintenant une imposture : la politique n’est plus que la poursuite à outrance de l’avantage économique américain à l’extérieur. Le ministère américain du Commerce, par exemple, a récemment imposé des restrictions à 12 sociétés russes qui « agissent contre la sécurité nationale ou les intérêts de la politique étrangère des États-Unis ». Toutefois, aucune de ces douze sociétés n’a quoi que ce soit à voir avec la sphère militaire russe, ni ne menace la « sécurité » des États-Unis. Ils construisent simplement un nouvel avion de ligne pour passagers.

Comme Arkady Savitsky le démontre, la véritable cible américaine est l’aviation civile russe : « Un examen plus attentif de la liste noire montre que les États-Unis ont sanctionné ceux qui sont impliqués dans la production de l’avion de ligne civil russe Irkut MC-21 ». Le MC-21 est un jet passager de nouvelle génération, conçu pour l’utilisation de matériaux composites et d’alliages métalliques avancés. Bref, ces sanctions visent à protéger l’avantage commercial de Boeing (plutôt que la sécurité nationale américaine) et à saper les plans d’application de la technologie MC-21 au gros-porteur commercial CR929, actuellement développé conjointement par la Chine et la Russie.

Bien sûr, les États-Unis ont décidé que la Russie était une « puissance révisionniste », mais le Canada ne l’est pas. Pourtant, dans l’accord récemment annoncé entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, le gouvernement canadien (selon les termes du Globe and Mail du Canada) a été forcé de céder aux États-Unis une partie essentielle de la souveraineté du Canada :

« Peu ont réalisé la clause meurtrière qui permet aux États-Unis de contrôler la diplomatie canadienne dans le texte plutôt explicite enfoui dans l’article 32.10 : “L’accord de libre-échange avec un pays n’ayant pas une économie de marché”… Contrairement à la vague assurance de M. Trudeau que l’article a très peu d’effet, le Canada n’est plus libre de conclure un accord de libre-échange avec la Chine en vertu du USMCA [Accord États-Unis-Mexique-Canada, NdT].

Ottawa doit maintenant aviser les autres partenaires de l’USMCA s’il a l’intention de conclure un accord commercial avec une “économie non marchande” (nom de code : Chine.) Et le Canada n’a aucune indépendance pour qualifier la Chine d’économie de marché libre… Les efforts de diversification commerciale et économique d’Ottawa seront [maintenant] soumis à l’ingérence de Washington. Il s’agit d’un droit de veto général accordé aux États-Unis, ce qui oblige littéralement Pékin à négocier avec Washington s’il a l’intention de conclure un accord de libre-échange avec le Canada ou le Mexique. »

 

En cédant sur une question aussi cruciale, le Canada a ouvert la voie à l’administration Trump, qui pourrait aussi demander à d’autres partenaires commerciaux comme l’Union européenne et le Japon d’insérer des clauses similaires dans leurs accords commerciaux – polarisant ainsi le monde entre une sphère liée aux États-Unis et basée sur le dollar – empêchée de faire affaire avec la Chine, sauf par « dérogation » américaine – et le « reste » marginalisé.

Cette approche du commerce « jouer son va-tout » a commencé à créer un fossé entre la Team Trump et Wall Street (qui, jusqu’à récemment, était tout à fait optimiste quant au fait que les États-Unis ont toute l’influence et que les autres n’en ont pas). Les marchés s’inquiètent aujourd’hui des conséquences sur le commerce mondial – et sur les bénéfices des entreprises américaines – si cette Guerre froide devait s’aggraver, c’est-à-dire que la roulette ne tombe pas sur le « rouge ».

Alors, qu’est-ce qu’une « victoire » de Trump – aujourd’hui très concentrée sur la Russie et la Chine – pourrait vraiment signifier ? Eh bien, cette question souligne précisément l’incertitude causée par le schisme qui s’incruste entre Trump et son équipe de guerriers du commerce aux motivations idéologiques. On ne sait tout simplement pas ce que ça veut dire. Trump se contenterait probablement du fait que le président Xi lève la main (comme Trudeau) et demande un accord commercial : ce serait, bien sûr – même cela – un accord qui se ferait certainement au détriment de la souveraineté de la Chine et de ses grandes attentes pour son avenir.

Selon la mesure dans laquelle la Chine serait prête à s’abaisser, Robert Lighthizer [le représentant au Commerce de] Trump pourrait être d’accord avec cela. Mais il y a des signes évidents que ses conseillers recherchent plus – beaucoup plus. Steve Bannon, qui dit avoir participé directement à la genèse de la politique commerciale chinoise de Trump, est franc :

« La stratégie de Trump est de faire en sorte que la guerre commerciale avec la Chine soit “d’une ampleur sans précédent” et “insupportablement douloureuse” pour Pékin, et il ne reculera pas avant la victoire ». Bannon a déclaré (dans une interview au South China Morning Post, que) l’objectif n’était pas seulement de forcer la Chine à abandonner ses « pratiques commerciales déloyales » – le but ultime était de « réindustrialiser l’Amérique » – parce que l’industrie était le cœur du pouvoir de la nation.

 

« Ce ne sont pas n’importe quels droits de douane. Ce sont des droits de douane d’une ampleur et d’une profondeur inimaginables dans l’histoire des États-Unis », a dit M. Bannon. Il a déclaré que Pékin s’était appuyé sur une série de pourparlers pour retirer l’élan des mesures punitives américaines, mais que les tactiques dilatoires n’auraient pas fonctionné. « Ils veulent toujours avoir un dialogue stratégique pour exploiter les choses. Ils n’ont jamais imaginé que quelqu’un ferait vraiment ça. »

Et en effet, Bannon affirme que l’objectif est d’arracher les entreprises américaines à la Chine et de les ramener chez elles, c’est-à-dire de rompre et de perturber les chaînes d’approvisionnement étendues des entreprises américaines et de les réimplanter – ainsi que les emplois – aux États-Unis. Mais de toute évidence, les entreprises américaines perdront précisément les avantages en termes de coûts qui les ont amenées en Chine en premier lieu. Pour tenter de compenser les coûts supplémentaires par des allégements fiscaux plus importants pour les entreprises (comme on le propose pour octobre), on risque toutefois une « apocalypse » des taux d’intérêt élevés pour les besoins de financement et l’effondrement des obligations.

Ainsi, ce plan Trump-Lighthizer ne fonctionne que si le marché boursier américain continue d’augmenter assez longtemps pour que les hausses douanières fassent plier la Chine. Mais, Xi ne peut pas se plier si facilement (même s’il y était disposé). Les divers projets de la Chine sont inscrits dans la constitution du PCC [ Parti communiste chinois , NdT], ce qui signifie que la Chine, collectivement, ne peut qu’adopter une vision à long terme. Il est ici question de l’estime de soi de la Chine. Ce n’est pas n’importe quel Art of the Deal que d’insister pour que votre contrepartie se suicide – rapidement, publiquement et de façon humiliante. Ce n’est pas la nature de Xi de toute façon. Il a développé un « mental d’acier » issu d’une famille « en disgrâce », et il n’est pas sur le point d’être celui qui « biffera » la définition du « destin » de la Chine donnée par le PCC.

Ce que la Chine s’apprête à faire, c’est de prendre des mesures pour ouvrir davantage les marchés, réformer la réglementation et devenir plus favorable aux entreprises. Trump peut proclamer qu’il s’agit d’une « victoire » et arrêter la guerre ; mais le fera-t-il ? Les commentaires de Bannon sur l’habileté de la Chine à « exploiter les choses » sans faire de réels changements – et son commentaire selon lequel la réindustrialisation de l’Amérique est le véritable objectif, jettent un doute sur la perspective qu’une fin à la « trêve » sera bientôt atteinte. Son équipe aux affaires commerciale veut clairement un scalp.

Les deux échéanciers contradictoires – l’effet de levier américain dépendant de la perception continue de sa forte économie et de la nécessité d’une victoire rapide – contre le besoin politique de la Chine de jouer longtemps, détermineront l’issue de ce combat de catch. Les marchés américains connaissent une ruée de dollars vers les actions américaines refuges, ce qui stimule les marchés, mais il s’agit d’un flux éphémère. Elle va s’apaiser. Par la suite, d’autres tendances (défavorables, voire récessionnistes) à la « décroissance » pourraient s’installer.

 

A plus long terme – s’il doit y avoir un plus long terme – le « reste du monde » s’efforcera de construire de nouveaux canaux et structures commerciaux, précisément pour contourner les États-Unis – et ses dollars toxiques, vulnérables aux sanctions. Le « rouge » de Trump sortira-t-il, avant que la dé-dollarisation ne prenne une forme concrète ?

Ce que cette dernière analyse omet totalement, cependant, c’est que les perspectives d’une « trêve » dans la guerre commerciale, ou d’une « victoire » factice, sont quotidiennement compromises par un autre camp : La course non dissimulée à l’avantage économique individuel de l’Amérique de Robert Lighthizer s’est révélée être la toile parfaite sous laquelle la politique étrangère, les fauteurs de guerre pouvaient se réunir pour poursuivre leur propre « nirvana » de politique étrangère – restaurer l’hégémonie militaire d’Israël au Moyen-Orient, détruire l’Iran, perturber le projet eurasien et se venger de la Russie pour avoir gâché antérieurement le moment hégémonique des États-Unis en revenant au Moyen-Orient.

« En avril, le président américain a déclaré que les forces quitteraient bientôt la Syrie – avec la décision prise “très rapidement” sur la durée de leur présence », écrit Arkady Savitsky. « Nous allons bientôt sortir de Syrie. Laissez les autres s’en occuper maintenant », a déclaré M. Trump. Pourtant, John Bolton a récemment déclaré que les États-Unis resteraient en Syrie « jusqu’à ce que l’Iran parte… Nous n’allons pas partir tant que les troupes iraniennes seront à l’extérieur des frontières iraniennes, et cela inclut les mandataires et milices iraniennes »… Selon le Military Times [US], sa déclaration indiquait « un changement fondamental des opérations antiterroristes actuelles vers une mission axée davantage sur les manœuvres géopolitiques et les guerres indirectes ».

C’est le deuxième désalignement (selon la terminologie de Vali Nasr), entre Trump – et cette fois, ses faucons idéologiques de politique étrangère.

Et – c’est là où je veux en venir – cela devient la deuxième composante du calcul de la guerre commerciale. Il s’agit ici d’un détournement massif de la mission de la politique étrangère, manœuvré par Bolton et al. « Il est clair que Trump pense que sa stratégie de pression maximale aboutira à des accords historiques avec la Corée du Nord et l’Iran », écrit Vali Nasr : « Mais même si les développements avec la Corée du Nord ont donné des raisons d’espérer à Trump, ce ne sera pas une stratégie gagnante. Aux Nations Unies, la semaine dernière… le ministre des Affaires étrangères de la Corée du Nord a rejeté toute tentative de dénucléarisation – l’abandon total et inconditionnel des programmes nucléaires et de missiles – à moins qu’elle ne s’accompagne de concessions concrètes des États-Unis. En d’autres termes, la pression a peut-être persuadé Kim Jong Un de s’impliquer mais la pression seule ne suffira pas pour procurer à Trump l’accord qu’il convoite. Malgré l’offensive de charme de Trump, son administration semble poursuivre ce que John Bolton a appelé le “dénouement en Libye”, une référence à l’accord de 2003, dans lequel Mouammar Kadhafi a abandonné le programme nucléaire libyen et a fait sortir celui-ci du territoire. »

Il n’y a pas que la Corée du Nord et l’Iran qui font l’objet d’une pression drastique (de la politique étrangère) : Tout le monde l’est aussi. C’est devenu contagieux. Le ministre américain de l’Intérieur, Zinke, a agité le mois dernier la menace de la marine américaine qui a la capacité d’empêcher la Russie de contrôler l’approvisionnement énergétique du Moyen-Orient : « Les États-Unis ont cette capacité, avec notre marine, de s’assurer que les voies maritimes sont ouvertes et, au besoin, de les bloquer… pour s’assurer que leur énergie ne va pas atteindre le marché ». Et « la Russie doit mettre un terme à la mise au point clandestine d’un système de missiles de croisière prohibé, faute de quoi les États-Unis chercheront à le détruire avant qu’il ne devienne opérationnel », a déclaré mardi dernier l’envoyé de Washington à l’OTAN.

C’est là le problème : les « guerres » commerciales pourraient être atténuées si la Chine donnait à Trump l’accord commercial qu’il veut, et si l’Iran et la Corée du Nord donnaient à Trump les accords nucléaires qu’il veut. Mais ces résultats ne se produiront pas, à cause de la géopolitique conflictuelle qui s’y oppose.

Xi, presque certainement, ne s’oppose pas en principe à faire des concessions commerciales aux États-Unis (en fait, la Chine peut en faire de façon indépendante) ; mais l’exploitation par les États-Unis de la question de Taïwan, l’insistance des États-Unis à contester agressivement la Chine dans la mer de Chine du Sud, leur sanction contre la Chine pour l’achat des systèmes d’armes russes, son imposition de sanctions de type Magnitski [loi bipartite adoptée en 2012. Ce texte prévoit d’appliquer des sanctions financières et des interdictions de visa contre les fonctionnaires russes suspectés d’être impliqués dans le décès de l’avocat Sergueï Magnitski, symbole de la lutte contre la corruption du système politique, NdT] aux individus et aux entreprises russes (qui, selon la Chine, la concernera bientôt) constituent désormais une dimension supplémentaire, militaire et toujours plus financiarisée, à la guerre froide.

Le passage à des sanctions de type Magnitsky imposées à la Chine semble désormais inévitable, à la suite de l’affirmation de Mike Pence selon laquelle « la Chine a exercé une influence et une ingérence dans les politiques et les élections intérieures américaines », et il note que l’ingérence de la Russie dans les affaires intérieures américaines s’est estompée par rapport aux actions de la Chine. Tels sont les véritables obstacles qui se dressent sur le chemin. Ils suggèrent avec force à tous les observateurs que l’Amérique ne veut pas seulement un « commerce plus équitable » avec la Chine ; elle veut aussi la rabaisser sur le plan militaire, technologique, régional et dans sa tentative de créer la connexion pour monter ses propres chaînes logistiques (aussi appelée Initiative la Ceinture et la Route).

 

Et si Trump « mise tout » sur le rouge et que le rouge ne sort pas ? Comme un commentateur financier l’a fait remarquer avec ironie :

« Trump fait tout ce qu’il peut pour mettre un terme à la période où les États-Unis peuvent emprunter tout ce qu’ils veulent, quel qu’en soit le montant. Bien sûr, il n’y a pas de livre de recettes… ce que vous feriez n’est pas du tout clair. Mais vous commenceriez par faire tout ce que fait Trump – chercher querelle à vos alliés, faire exploser le déficit public au plus fort de la reprise économique, abandonner toute notion de responsabilité en matière fiscale, menacer de sanctions quiconque et chaque pays, qui cherche à honorer l’accord conclu entre Obama et l’Iran (invitant ainsi presque tout le monde à trouver un moyen de contourner le système bancaire américain pour faire des affaires), mettre des bâtons dans les roues du commerce mondial sans aucune indication claire de ce que vous voulez précisément (pour un pays qui structurellement… DOIT gérer des déficits commerciaux et courants). »

C’est en effet ce que l’on pourrait faire. En d’autres termes, on se retrouverait avec le « noir ».

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.

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