La “ville intelligente de la surveillance” de Google fait face à une nouvelle résistance à Toronto
Par Ava Kofman
The Intercept
La ville la PLUS ambitieuse du monde, connue sous le nom de Quayside, à Toronto, fait l’objet de vives critiques de la part du public depuis l’automne dernier, lorsque le projet de construire un quartier « à partir d’Internet » a été révélé pour la première fois. Quayside représente un effort conjoint de l’agence gouvernementale canadienne Waterfront Toronto et Sidewalk Labs, qui appartient à la société mère de Google, Alphabet Inc. pour développer 12 acres [environ 4.9 ha, NdT] du précieux front de mer juste au sud-est du centre-ville de Toronto.
Fidèle à la rhétorique utopique qui alimente le développement de tant d’infrastructures numériques, Sidewalk Labs a présenté Quayside comme la solution à tout, de l’engorgement des routes et la hausse du prix des maisons à la pollution environnementale. La proposition pour Quayside comprend un système centralisé de gestion de l’identité, grâce auquel « chaque résident accède aux services publics » tels que les cartes de bibliothèque et les soins de santé. Un candidat à un poste chez Sidewalk Labs de Toronto a été choqué lorsqu’on lui a demandé, lors d’une entrevue, d’imaginer comment, dans une ville intelligente, « voter pourrait être différent à l’avenir ».
D’autres projets relativement pittoresques incluent des voitures sans conducteur, des espaces « mixtes » qui changent en fonction des demandes du marché, des rues chauffées et un « tri des déchets avec capteurs ». L’objectif final de l’investissement estimé à un milliard de dollars de Sidewalk Labs est d’amener ces innovations à grande échelle – d’abord à plus de 800 acres [environ 32.4 ha, NdT] sur le front de mer est de la ville, puis à l’échelle mondiale. « L’idée de Sidewalk Labs est née de l’enthousiasme des fondateurs de Google à l’idée de “tout ce que vous pourriez faire si quelqu’un nous donnait une ville et nous en confiait la responsabilité” », explique Eric Schmidt, ancien président exécutif de Google, lorsque Quayside a été annoncé.
Dès le début, des militants, des chercheurs en technologie et certains représentants du gouvernement se sont montrés sceptiques à l’idée de confier à Google, ou à l’une de ses sociétés sœurs, la responsabilité d’une ville. Leurs réticences quant à la transformation d’une partie de Toronto en banc d’essai d’entreprise ont été suscités, dans un premier temps, par l’histoire de Google alliant pratiques commerciales non éthiques et collecte subreptice de données. Elles ont depuis été confirmées par le processus de développement secret et antidémocratique de Quayside, qui a pâti d’un manque de participation publique – ce qu’un critique a appelé « une expérience colonisatrice du capitalisme de surveillance visant à démolir d’importantes questions urbaines, civiles et politiques ». Au cours des derniers mois, une série de démissions importantes de membres importants du conseil consultatif, ainsi qu’une résistance organisée des résidents préoccupés, ont contribué à la réaction de plus en plus vive du public contre le projet.
Il y a quelques semaines, Ann Cavoukian, l’une des plus grandes expertes en protection de la vie privée au Canada et ancienne commissaire à la protection de la vie privée de l’Ontario, a été le dernier intervenant à démissionner du projet. Cavoukian a été nommée par Sidewalk Toronto (comme on désigne la collaboration entre Waterfront Toronto et Google-sibling Sidewalk Labs) à titre de consultante pour aider à mettre en place un cadre proactif pour « privacy by design » [protection de la vie privée dès la conception d’un projet, NdT]. On lui a d’abord dit que toutes les données recueillies auprès des résidents seraient supprimées et rendues non identifiables. Cavoukian a toutefois appris le mois dernier que des tiers seraient en mesure d’accéder aux informations identifiables recueillies à Quayside. « J’ai imaginé la création d’une ville intelligente de la protection de la vie privée, par opposition à une ville intelligente de la surveillance », a écrit Cavoukian dans sa lettre de démission. Ses préoccupations faisaient écho à celles des résidents qui ont depuis longtemps souligné les répercussions sur la vie privée du transfert des rues à l’aspirateur de données le plus rentable du monde.
En réponse aux questions de The Intercept au sujet de la démission de Cavoukian, un porte-parole de Sidewalk Labs a déclaré : « Sidewalk Labs s’est engagé à mettre en œuvre, en tant qu’entreprise, les principes de confidentialité dès la conception. Bien que cette question soit réglée, la question de savoir si d’autres entreprises impliquées dans le projet Quayside seraient tenues de le faire est peu susceptible d’être réglée bientôt, et pourrait ne pas être du ressort de Sidewalk Labs. »
Maintenant, dans le but de devancer le développement de Quayside avant qu’il ne soit trop tard, une coalition d’experts et de résidents a lancé un Forum ouvert des villes intelligentes de Toronto. Selon Bianca Wylie, cofondatrice de Tech Reset Canada et l’une des principales organisatrices de l’opposition à Sidewalk Toronto, le groupe représente le plus récent et le plus important effort des Torontois pour commencer à tenir ce genre d’échanges publics, de séances de formation et de débats qui auraient dû avoir lieu l’an dernier, lorsque ce projet a été annoncé. « Le processus que Sidewalk Toronto a lancé a été si antidémocratique que la seule façon d’y participer est d’être proactif dans le cadrage de la question », poursuit Wylie.
Le Toronto Open Smart Cities Forum prend les devants dans la lutte locale contre la marchandisation des données de sa ville. La lutte du groupe est une lutte que les habitants des villes du monde entier ont suivie de près. Même ceux qui n’ont jamais mis les pieds au Canada pourraient bientôt être assujettis aux produits, normes et techniques produits par Sidewalk Toronto, par le simple fait qu’ils utilisent les services de Google qui couvrent la planète. « Il ne s’agit pas seulement de vendre des données », dit Wylie. « Il s’agit aussi de savoir comment ces données sont utilisées avec d’autres types de données dans d’autres systèmes. Vous pouvez déplacer beaucoup d’informations dans Alphabet sans avoir à les vendre, et nous devons en parler ». En d’autres termes, la capacité de Toronto de freiner l’affilié de Google a des répercussions non seulement pour les Canadiens, mais aussi pour l’avenir de ceux qui contrôlent notre vie civique.
Une ville de la surveillance
Les controverses en cours à propos de Sidewalk Toronto pourraient être le dernier signal d’alarme pour les villes qui envisagent de céder des espaces publics à de grandes entreprises de technologie. La décision de Cavoukian de démissionner ne représente que la démission la plus récente d’une série de départs que Wylie a qualifiés de « bulldozer continu des parties intéressées ». En plus de Cavoukian, un membre du conseil de Waterfront Toronto et deux conseillers numériques de Waterfront Toronto ont également démissionné au cours des cinq derniers mois. Trois autres conseillers numériques ont également menacé de démissionner à moins que des changements majeurs ne soient apportés au processus de préparation du projet.
En prévision d’une presse défavorable, Sidewalk Labs a alloué 11 millions de dollars de son budget initial de 50 millions de dollars à un poste « communications/engagement/et relations publiques ». Il s’agit d’une stratégie visant à renforcer l’influence des personnes influentes « afin d’assurer le soutien du plan directeur pour l’innovation et le développement parmi les principaux intervenants à Toronto ». La semaine dernière, iPolitics a signalé que Sidewalk Labs a commencé à faire du lobbying auprès d’au moins 19 ministères fédéraux, dont le cabinet du premier ministre, Environnement et changements climatiques Canada, l’Agence de santé publique du Canada et le Conseil du Trésor et autres. Les réunions ont toutes eu lieu quelques jours après la démission de Cavoukian, l’ancienne commissaire à la protection de la vie privée de l’Ontario.
Mais jusqu’à présent, le projet a perdu des alliés plus rapidement qu’il n’en a gagné. Lorsque Saadia Muzaffar, une éminente technologue et fondatrice de TechGirls Canada, a démissionné du comité consultatif sur la stratégie numérique de Waterfront Toronto en octobre, c’était en partie à cause du « mépris flagrant du partenariat pour les préoccupations des résidents à l’égard des données et des infrastructures numériques ». Dans sa lettre de démission virale, Mme Muzaffar a critiqué le processus de négociation malhonnête de Sidewalk Toronto : « Il n’y a rien d’innovateur dans la construction de la ville qui prive insidieusement ses résidents de leurs droits et qui vole aux budgets publics des revenus précieux ou qui engage des fonds publics limités dans l’entretien continu de la technologie dont les dirigeants municipaux n’ont même pas déclaré avoir besoin. »
Si les autres projets mondiaux de Google peuvent donner une quelconque indication, l’entreprise de Sidewalk Lab au Canada pourrait s’inspirer du modèle de la Silicon Valley qui consiste à offrir des services gratuits en échange du droit à une collecte de données pratiquement illimitée. Des bornes LinkNYC et InLinkUK associées à Sidewalk Labs ont déjà été installées à New York et à Londres. Les kiosques – qui comprennent trois caméras, 30 capteurs et des balises Bluetooth – regroupent des données anonymisées à des fins publicitaires en échange de services Wi-Fi gratuits fournis aux passants.
Étant donné qu’il n’y a pas de véritable façon de se retirer de l’espace public, les Torontois se demandent à quoi ressemblerait un accord judicieux. Dans le cas de Quayside, les termes de tout accord ne couvriraient pas seulement le Wi-Fi mais pourraient également s’étendre aux services gouvernementaux de base. Julie Di Lorenzo, une promotrice immobilière qui a quitté le conseil d’administration de Waterfront en juillet, a expliqué à l’AP [Associated Press] que les questions qu’elle avait posées au sujet des résidents qui pourraient ne pas consentir au partage des données étaient restées sans réponse. Elle voulait savoir si ceux qui n’avaient pas opté pour la ville se feraient dire qu’ils ne pouvaient pas y vivre. « C’est une chose d’installer volontairement Alexa chez soi », a écrit le journaliste torontois Brian Barth. « C’en est une autre quand l’infrastructure publique – rues, ponts, parcs et places – est, pour ainsi dire, Alexa. »
À ces préoccupations s’ajoute le fait que Sidewalk Labs a demandé à des consultants locaux potentiels de lui remettre la totalité de leur propriété intellectuelle, selon une récente enquête du Globe and Mail. Comme Jim Balsillie, l’ancien PDG de Blackberry, l’a récemment souligné dans un éditorial, Waterfront Toronto n’a pas réglé la question de la propriété intellectuelle et des données dans son dernier protocole, ce qui signifie qu’elle reviendrait à Sidewalk Labs par défaut, lui octroyant un avantage commercial brut. En effet, dans une annonce faite l’an dernier, M. Schmidt est même allé jusqu’à remercier les contribuables canadiens d’avoir créé une partie de la technologie clé de l’intelligence artificielle Alphabet, dont l’entreprise possède maintenant la propriété intellectuelle. M. Balsillie a fait remarquer que ce qui se passe à Toronto aura des répercussions profondes et permanentes sur les droits numériques et la prospérité de tous les Canadiens parce que la PI [propriété intellectuelle] et les données – les ressources extractives les plus précieuses de notre siècle – s’étendent de façon continue. C’est pourquoi les intervenants actuels et anciens de Waterfront Toronto ont demandé que le public bénéficie des avantages financiers du projet, soulignant que la plus grande ville du Canada ne devrait pas être simplement considérée comme le laboratoire urbain d’une entreprise américaine.
Le porte-parole de Sidewalk Labs a déclaré que « la relation de l’entreprise avec ses entrepreneurs n’a aucune incidence sur ses ententes avec Waterfront Toronto, y compris son engagement à l’égard du processus établi dans la PDA [Plan Development Agreement, accord signé par Waterfront Toronto et Sidewalks Labs, NdT], qui indique qu’à l’avenir, Waterfront Toronto pourrait avoir des droits sur certaines PI de Sidewalk Labs. Évidemment, si Sidewalk Labs n’est pas propriétaire de la PI créée par le processus de préparation, elle n’aura pas le pouvoir de partager ou de transmettre cette PI à Waterfront Toronto ou à quiconque. »
Pourtant, jusqu’à récemment, Sidewalk Labs refusait de dire à qui appartiendraient les données produites par les visiteurs, les travailleurs et les résidents de Quayside dans ce qu’elle appelle « la communauté la plus tangible au monde ». L’entreprise n’avait pas non plus clarifié, malgré les questions pointues posées lors des assemblées publiques, si et comment l’information provenant des capteurs des bancs des parcs, des feux de circulation et des bennes à ordures serait monétisée. (L’écrivain Evgeny Morozov a résumé la stratégie de Google comme suit : « Maintenant, tout est permis – à moins que quelqu’un ne se plaigne »).
Dans un semblant de réponse à la pression croissante du public contre le projet, Sidewalk Labs a récemment publié sa première proposition pour la gestion numérique des données collectées. Le plus important de ces plans était la suggestion que toutes les données soient placées dans une « fiducie de données civiques ». Sur le blog de l’entreprise, Alyssa Harvey Dawson, responsable de la gestion des données chez Sidewalk Labs, explique qu’avec la création proposée d’une fiducie de données civiques, personne n’aurait « le droit de posséder les informations recueillies dans l’environnement physique de Quayside – y compris Sidewalk Labs ». Cela représenterait, écrit-elle, « une nouvelle norme d’utilisation responsable des données qui protège la vie privée et l’intérêt public tout en permettant aux entreprises, aux chercheurs, aux innovateurs, aux gouvernements et aux organisations civiques d’améliorer la vie urbaine grâce aux données urbaines ».
Selon les experts qui ont suivi le projet de près, les détails sur la façon dont cette fiducie pourrait être mise en œuvre sont vagues et parfois contradictoires. D’une part, la proposition stipule que Sidewalk Labs n’aurait aucun accès préférentiel aux données recueillies. D’autre part, comme le souligne Sean McDonald, « la fiducie proposée accorderait des licences pour la collecte et l’utilisation de données – et plus les données sont sensibles, plus elles seraient confidentielles ». Il y a aussi la question de savoir dans quelle mesure certaines données seraient anonymes et si cet anonymat serait réversible lorsqu’il s’agit de partager des informations avec les services de maintien de l’ordre public. Certains résidents s’opposent à ce que Sidewalk Labs soit impliqué dans cette proposition de gestion des données. « C’est comme si Uber proposait des règlements sur le covoiturage, ou si Airbnb disait au conseil municipal comment gérer les locations à court terme. Par définition, il y a conflit d’intérêts », écrit Nabeel Ahmed, spécialiste des villes intelligentes et membre du Toronto Open Smart Cities Forum.
Une partie de la mission du nouveau Toronto Open Smart Cities Forum est de faire en sorte que le débat public ne porte plus sur les derniers détails des modalités proposées par l’entreprise, mais plutôt sur la question de savoir si le projet devrait aller de l’avant, sous quelle que condition que ce soit. Cette conversation, souligne Wylie, devrait avoir lieu entre les résidents et le gouvernement ; Sidewalk Labs ne devrait pas être la seule voix qui fixe les conditions et fait avancer le programme. « Nous devons affirmer clairement et sans ambiguïté que cette infrastructure est publique », a dit M. Wylie. « En mars vous pouvez dire : “Ces données ne sont pas recueillies”, mais en juillet, elles sont mises à jour pour faire autre chose. Cette infrastructure crée une surveillance plausible tant que vous gardez toujours la porte ouverte à ce qui est possible. »
Source : The Intercept, Ava Kofman, 13-11-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
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