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Mexique : Les projets et les défis de la gauche (Les Crises)

par Laila Porras 2 Décembre 2018, 07:50 Mexique Socialisme Gauche Défi Morena

Mexique : Les projets et les défis de la gauche (Les Crises)

Pour la première fois dans l’histoire récente, et après trente ans de néolibéralisme, la gauche arrive au pouvoir le 1er décembre après avoir remporté les élections présidentielles en juillet dernier avec 53% des voix. Le mouvement politique créé par Andrés Manuel López Obrador (AMLO) appelé MORENA (Mouvement de Régénération Nationale) a remporté une victoire écrasante, non seulement avec l’élection présidentielle mais aussi avec la majorité absolue aux deux chambres, et avec la victoire de 5 gouverneurs, dont le plus important : celui de la Ville de Mexico emporté par une femme, Claudia Scheimbaum. Dans un pays ravagé par la violence et avec la moitié de la population vivant sous le seuil de pauvreté, des inégalités insoutenables, une corruption endémique, et une impunité qui fait que plus de 90 % des délits ne sont pas signalés faute de confiance dans les institutions judiciaires, l’arrivée de la gauche dans ce pays est chargée d’espoir et d’immenses attentes. AMLO, comme les mexicains ont l’habitude de nommer ce combattant de longue haleine (il faut rappeler que c’est la troisième fois qu’il se présentait aux élections et y compris à celle de 2006 qui a été très longuement contestée par des soupçons de fraude) a élaboré pendant des années un programme de gouvernement détaillé nommé « la 4e transformation » du pays. Il sera néanmoins confronté à d’énormes défis et à de fortes pressions internes et externes.

 

 

Les grands chantiers

AMLO – grand connaisseur de l’histoire de son pays – inscrit « la 4e transformation » dans l’histoire longue de la vie politique du Mexique. Il s’agit avant tout d’un projet de refondation politique de l’État mexicain grâce à l’assainissement et à la reconstruction du tissu institutionnel1. Un remaniement important de l’actuelle constitution est prévu avec la proposition des nouvelles lois et institutions pour combattre la corruption et améliorer le système de justice. Par exemple, ériger en délit grave les affaires de corruption, la création d’une nouvelle garde nationale, la rédaction d’une « constitution morale », le pardon et l’amnistie à ceux qui ont commis des fraudes et des délits de corruption dans le passé ; libérer les personnes qui ont commis des délits mineurs et dépénaliser certaines drogues.

« La 4e transformation » se veut aussi un projet de modernisation économique du pays avec des propositions de grands travaux d’infrastructure et de transport tels que le développement des transports ferroviaires notamment dans le sud-est du pays (la région la plus arriérée), la création des raffineries et une forte impulsion à l’agriculture.

Mais il s’agit aussi d’un projet de solidarité sociale et d’aide aux plus démunis : il est prévu un fort soutien principalement aux jeunes et aux personnes âgées à travers divers programmes de bourses et des transferts sociaux, ainsi qu’avec la création d’universités (une centaine !) et d’hôpitaux. D’autre part, AMLO compte diminuer de façon importante les inégalités : il a déjà baissé le salaire du président de moitié et une loi est déjà passée interdisant à tout fonctionnaire public de gagner plus que le président. Il faut savoir qu’au Mexique, le pays champion des inégalités, certains juges de la Cour suprême de justice gagnent autour de 25 mille euros par mois… Les députés de Morena sont en train d’étudier la proposition d’une loi pour augmenter de manière radicale le salaire minimum pour qu’il soit au-dessus de l’actuel seuil de pauvreté. Il faut savoir que le salaire minimum a perdu plus de 70 % de sa valeur réelle depuis les années 1970 et que celui-ci représente 20 % du salaire moyen, c’est-à-dire, en termes relatifs ce rapport est le plus faible non seulement des pays de l’OCDE mais aussi des pays de l’Amérique latine.

Une des propositions majeures de « la 4e transformation » porte sur la manière de gouverner avec l’idée de mettre en place une « démocratie participative ». Il souhaite utiliser la figure de « référendum » et des « consultations populaires » pour les sujets les plus importants et a déjà réalisé deux consultations publiques (une sur l’annulation du projet du nouvel aéroport de la ville de Mexico, on y reviendra) ; et la deuxième avec 10 questions à la population sur des propositions du gouvernement parmi lesquelles figurent le projet d’un train dans le sud-est du pays ; la modernisation des ports ; la reforestation d’une partie du pays ; la construction d’une raffinerie ; doubler les transferts sociaux pour les personnes âgées ; la création d’un système de bourses pour des millions de jeunes ; un système gratuit de santé pour tous ; ainsi que l’accès à l’internet gratuitement dans tout le pays. Il n’est pas étonnant que le résultat de cette consultation ait donné plus de 90 % de réponses positives. Ses partisans voient dans cette pratique une révolution sur la façon de gouverner pour avancer vers une « vraie démocratie participative » ; ses détracteurs pensent qu’il s’agit d’une politique populiste et dénoncent une « pratique démagogique ».

 

 

Les défis et les pressions

Le président élu entrera en fonctions le samedi 1er décembre (après cinq longs mois d’attente), néanmoins il a été tellement actif que les commentateurs considèrent que son discours ce jour-là sera déjà son premier bilan de gouvernement ! En effet, plusieurs sujets ont été abordés et discutés, dont le plus controversé a été sans doute l’annulation du projet du nouveau aéroport de la Ville de Mexico (NAICM), projet qu’il avait déjà critiqué en tant que candidat. La construction du nouvel aéroport était un parfait exemple de non-sens écologique et économique profitant uniquement à un petit groupe d’entrepreneurs de l’oligarchie au détriment de la grande majorité des mexicains. Des représentants de communautés affectées, des géologues et d’autres scientifiques, ainsi que des activistes écologistes avaient dénoncé la construction du NAICM et souligné le fait que ce projet était en train d’entraîner un écocide de dimensions extraordinaires. Andrés Manuel López Obrador a décidé de faire un référendum national malgré d’immenses critiques de la part des journalistes proches de pouvoir et des organisations patronales. Le « Non » a largement remporté cette consultation publique, ce qui n’était une surprise pour personne étant donné le niveau de confrontation sociale que le projet avait engendré. Il décida donc d’annuler le projet. Le même jour, le peso perdait sa valeur, les agences internationales de notation baissaient la catégorie du pays, et une fuite de capitaux était observée. Une avalanche de critiques de la part de journalistes et intellectuels proches du régime actuel s’en est suivie en le traitant de rétrograde et même de « dictateur ».

AMLO est conscient que son programme va à l’encontre du statu quo économique et financier, il connait très bien aussi le pouvoir économique de ses adversaires. Le cas de l’aéroport est le plus parlant, mais il y a déjà eu d’autres scènes de conflit avec la bourgeoisie financière nationale et internationale. Par exemple, une initiative de loi lancé par son parti se discute déjà au congrès pour règlementer les services des banques pour les usagers –il est bien connu qu’au Mexique les mêmes services bancaires sont beaucoup plus coûteux que ceux offerts par les mêmes filiales des banques en Espagne, pour donner un exemple. Suite à cette nouvelle, le même jour, une autre dépréciation du peso a été observée.

Pourtant, il ne faut pas oublier qu’il a convaincu une partie importante du milieu des affaires de le soutenir dans son projet, et non pas seulement les petits et moyens entrepreneurs mais aussi certains dirigeants de grandes entreprises tel qu’Alfonso Romo, un entrepreneur multimillionnaire du Nord du pays (Monterrey) qui possède une holding dans les secteurs des finances, des assurances et de la biotechnologie, et qui est aujourd’hui un conseiller proche. Il refuse donc de critiquer certains éléments du modèle économique néolibéral. Il a par exemple dit à maintes reprises qu’aucune modification ne serait réalisée au système d’imposition, très largement favorable au grand capital ; il répète sans cesse que l’équilibre des comptes publics est un objectif du gouvernement et que, ni le déficit ni la dette n’augmenteront dans son gouvernement. Reste à savoir encore si ces déclarations sont plus une stratégie pour arriver et se consolider au pouvoir avec le soutien de la classe moyenne supérieure et conservatrice, ou s’il est convaincu que les ressources économiques dégagées du combat contre la corruption ainsi que « l’austérité au sein du gouvernement », seront suffisantes pour lancer ce grand projet national sans toucher certains fondements du modèle néolibéral. Cependant, il est difficile de penser que cette grande transformation du pays, et surtout la diminution structurelle de l’inégalité, seraient possibles sans modifier la structure de prélèvement des impôts –les recettes fiscales en pourcentage du PIB sont aujourd’hui parmi les plus faibles de l’Amérique latine : 17 % contre 32 % au Brésil.

 

Un autre défi incontournable est la relation avec les États-Unis : AMLO est en effet confronté à une nouvelle configuration politique depuis l’arrivée de Donald Trump qui compte continuer la renégociation de l’Accord du libre-échange de l’Amérique du Nord (ALENA). Il est quasiment certain que, indépendamment du pouvoir de négociation des pays, la tendance sera vers plus de protectionnisme. Une partie de la classe entrepreneuriale qui a énormément profité de l’ALENA (aujourd’hui appelée T-MEC) sera surement affectée (notamment les industries de pointe telles que les industries automobile, aéronautique, et électronique). Mais étant donné que le développement que propose AMLO est un développement basé sur la hausse du niveau de vie de la population et une meilleure répartition des richesses, sur l’autosuffisance alimentaire, sur la hausse importante des salaires, ce développement est par conséquent basé sur l’expansion du marché intérieur. La renégociation de l’accord de libre-échange peut donc être saisie comme une opportunité pour ce changement de stratégie du modèle néolibéral basé sur la croissance du secteur exportateur vers un modèle basé sur la croissance du marché intérieur ; ce serait aussi une occasion pour élargir les relations avec ses voisins du sud et d’autres partenaires commerciaux.

Le deuxième dossier délicat dans les relations de son voisin du Nord est la gestion de la crise des migrants. En effet, des milliers des personnes venues d’Amérique centrale ont décidé de prendre le chemin ensemble vers les États-Unis en passant par le Mexique. « La caravana migrante » est composée d’hommes, de femmes et d’enfants qui fuient la misère et la violence dans leurs pays et cherchent à atteindre les États-Unis. Trump a déjà envoyé des troupes à la frontière et a menacé le gouvernement mexicain de stopper la caravana ou il fermera la frontière. AMLO a déclaré que les migrants pourraient rester au Mexique et qu’ils trouveraient un travail. Il faut dire que le nombre de migrants (quelques dix mille) ne représente qu’un pourcentage infime de la population mexicaine et donc il est vrai que les migrants pourraient être accueillis dans le pays. Néanmoins, une partie non négligeable de ces personnes ne veulent pas rester au Mexique pour différentes raisons (leurs familles sont déjà aux Etats-Unis, par méfiance vis-à-vis du gouvernement mexicain, etc.). D’autre part, un secteur de la société mexicaine exprime sa préoccupation et son mécontentement (allant même jusqu’à des positions radicales, racistes et xénophobes contre les migrants) sur la proposition d’AMLO, étant donné les très grands problèmes de pauvreté et d’emploi dans le pays.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que 53 % des gens ont voté pour AMLO et attendent un vrai changement de route, et risqué serait de les décevoir. La pression sociale interne est très forte : d’une part venant des plus démunis –les peuples indigènes par exemple– qui sont des plus en plus conscients de leurs droits, de mieux en mieux organisés et qui mènent une bataille constante contre l’actuel gouvernement (et donc contre le modèle néolibéral) pour la préservation de leur habitat, de leurs coutumes et pour l’accès à une meilleure vie ; d’autre part, on peut parler des problématiques qui traversent la société toute entière, une société qui est lasse de la violence, de l’insécurité économique et sociale, de la corruption et de l’impunité et qui attend d’AMLO une réponse concrète et des solutions réelles et de court terme. En effet, on compte depuis une décennie plus de 200 mille morts par violence et 30 mille personnes disparues. Le cas paradigmatique est sans doute celui de 43 étudiants disparus en 2014 dans l’état de Guerrero (avec de fortes suspicions d’assassinat et de l’implication conjointe du gouvernement local, de la police, des forces armées et d’un cartel de la drogue). Mais malheureusement ce n’est pas un cas isolé, c’est un exemple parmi des milliers d’autres : féminicides, assassinats de journalistes et d’activistes sociaux, etc., et qui représentent la preuve de la décomposition politique, institutionnelle et sociale du pays.

 

 

Une sérieuse fragilité

Andrés Manuel López Obrador représente aujourd’hui un grand espoir sur deux fronts notamment : au niveau national il a montré en arrivant au pouvoir par la voie démocratique que les grands changements politiques peuvent se construire de façon non violente. D’autre part, en Amérique latine une perspective optimiste s’est ouverte le 1e juillet et le Mexique est perçu comme un havre d’idées progressistes dans ce continent qui a changé de couleur politique en l’espace d’une décennie avec des gouvernements réactionnaires et de droite en Argentine, au Chili et au Brésil, pour ne citer que les grandes économies. Mais les défis et les pressions auxquels AMLO est confronté sont immenses. N’oublions pas les mots de Machiavel : « Il n’y a point d’entreprise plus difficile, plus douteuse, ni plus dangereuse que celle de vouloir introduire de nouvelles lois. » Les enseignements du cas brésilien, qui est passé en une décennie de la gauche progressiste dans les années 2000 à un gouvernement de la droite extrême, doivent alerter le nouveau gouvernement mexicain et lui donner des pistes de réflexion sur cette fragilité.

Connaisseur de la « realpolitik » AMLO sait très bien que ses ennemis se méfient énormément de son nouveau gouvernement et qu’ils ont un pouvoir économique non négligeable, et essaie de apaiser les tensions en faisant des concessions telle que la création d’un conseil d’entrepreneurs qui l’aiderait à prendre des décisions (commission formée par une partie de l’oligarchie) ; ou en renvoyant des décisions épineuses « dans trois ans » comme la proposition d’un changement du système d’imposition ou le changement des objectifs de la banque centrale (pour inclure le plein emploi et la croissance et non seulement la stabilité des prix). Conscient de la nécessité d’une alliance stratégique avec les militaires, il a réuni tous les corps des forces armées et fait un discours mémorable pour les inviter à participer à ce grand projet de transformation nationale. Ce type de décisions est bien évidemment largement critiqué par certains intellectuels et journalistes de gauche et même par des organisations internationales de défense des droits de l’homme (Amnistie Internationale) qui ont alerté notamment sur l’échec des politiques visant à octroyer plus de pouvoir aux militaires pour mener la lutte contre le narcotrafic (au Mexique et dans d’autres pays).

Andrés Manuel López Obrador a néanmoins laissé très clairement entendre aux pouvoirs réels que c’est lui aujourd’hui le président : le jour de la déclaration de l’annulation du projet de l’aéroport il a déclaré qu’il n’était pas « un vase de décoration » et, maître de la manipulation des symboles, on pouvait observer sur son bureau un livre dont le titre était : Qui commande ici ?

Laila Porras

 

 

Notes

1. Les premières transformations font référence aux trois mouvements clés de l’histoire du Mexique : le mouvement d’indépendance du pays entre 1810 et 1821, le mouvement de « Réforme » au milieu du XIXe siècle dirigé par Benito Juárez où la séparation entre l’Eglise et l’Etat a eu lieu, et enfin, le mouvement de Révolution du début du XXe siècle qui a mis fin à la dictature de Porfirio Díaz.

*Laila Porras est économiste, chercheure associée au LADYSS-Université Paris Diderot, Paris 7.

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