Impérialisme : Quand la Chine nous endort...
Par Richard Labévière
Proche & Moyen-Orient.ch
Pour la promotion de ce livre1 dont on parle beaucoup dans les dîners en ville, l’éditeur n’y va pas avec le dos de la cuillère : « a-t-on raison d’avoir peur de la Chine ? Et si, au contraire, son intuition originelle représentait le meilleur antidote au choc des civilisations ? Si elle permettait de faire enfin rimer globalisation et réconciliation ? Aux théories modernes sur l’État, la nation, la guerre, la paix, le conflit des pouvoirs et la domination des nouveaux réseaux, Zhao Tingyang oppose le Tianxia, ce système antique incluant ‘tout ce qui existe sous le ciel’. Un système qui inspira l’Empire du Milieu, vortex ayant su attirer, intégrer, harmoniser les peuples et les cultures. Un système à même, demain, de définir le monde comme sujet souverain. Qu’il critique les courants majeurs de la pensée occidentale, qu’il invoque l’histoire, l’économie ou la théorie des jeux, qu’il révèle des concepts inconnus, c’est toujours en jetant des ponts que Zhao Tingyang nous invite, dans ce maître-livre, à redécouvrir l’universalité ». Bigre !
Pour ne pas mourir idiot, il fallut donc s’infliger la lecture de ces trois cents pages serrées. Dès les premières lignes, l’auteur – Zhao Tingyang – annonce la couleur : « Tianxia ou « Tout sous le ciel » était dans la Chine antique un concept riche de spiritualité, dont celle qui liait les hommes entre eux et celle qui liait l’humanité à la Voie du ciel ». Il définit Tianxia comme une méthodologie pour « redéfinir le concept de la politique ». Annonçant une « analyse sans position a priori », il explique que « c’est une méthode philosophique » pour « rétablir un phénomène dans son intégralité, cependant les réponses à certaines questions peuvent provenir de la politologie, de l’histoire, de l’économie, de la théorie des jeux ou de la théologie ».
Enfin, il termine son avant-propos en citant plusieurs de ses amis qui lui ont conseillé « d’ajouter une description de la relation entre le Tianxia et la Chine, car ce qu’est la Chine est une question inévitable ». En effet ! en inaugurant la base militaire chinoise de Djibouti en juin 2017, le président Xi Jinping a prédit que l’Empire du milieu s’imposerait comme l’hyper-puissance dominant le monde en … 2049, pour le centième anniversaire de la fondation de la République populaire » …
L’éditeur, encore, présente l’auteur comme « l’incarnation de l’essor planétaire de la philosophie chinoise ». Zhao Tingyang est « chercheur à l’Académie des Sciences sociales (NDLR : où ? Ce n’est pas précisé), professeur de renommée internationale, auteur d’une dizaine d’essais ». Certes, francophone et francophile, le personnage est plutôt charmant. Marié à une princesse mandchoue de vieille lignée, Zhao Tingyang ne manque pas une occasion d’affirmer qu’« il n’a rien à voir » avec la politique chinoise actuelle. « En fait, je n’ai aucun lien avec le pouvoir. Je suis un rat de bibliothèque qui a inventé une théorie de la philosophie politique », confie-t-il de passage à Paris avant de retrouver à Sciences-Po l’un de ses interlocuteurs occidentaux privilégiés, Régis Debray.
Effectivement, de prime abord, on a du mal à considérer comme un porte-parole officieux du Parti communiste chinois cet intellectuel élégant, dont quelques poils de barbe blancs laissent deviner le seuil de la soixantaine. Et pourtant, la tentation est grande tant son livre semble offrir la légitimation idéale du « rêve chinois » version Xi Jinping. En février dernier, le Washington Post a du reste présenté Tianxia, sa « philosophie », comme l’exact réplique de l’« America first » de Donald Trump. Pour y voir plus clair, il suffit de répondre à cette simple question : de quelle « théorie de la philosophie politique » Zhao Tingyang est-il « l’inventeur » ?
DEUX CONCEPTIONS OPPOSEES DE L’HISTOIRE
L’auteur part d’un constat largement partagé et, somme toute, d’une grande banalité : « dans les conditions de la mondialisation, la théorie de la politique internationale se réduit à une théorie de luttes locales, elle est impuissante à expliquer le problème politique du monde pris dans son ensemble ». Certes, l’interdépendance des 194 Etats – aujourd’hui membres des Nations unies – n’est pas une mince affaire. « C’est pourquoi, en dehors de la politique d’Etat et de la politique internationale, il est clair qu’un troisième concept politique est devenu nécessaire, qu’on peut appeler « politique globale » ou « politique mondiale », affirme Tingyang ; par conséquent, il faut que le monde devienne… « Tianxia ».
Citant d’emblée très approximativement Leibniz et Habermas, Zhao Tingyang fonde son utopie sur l’opposition de deux conceptions historiques opposées : celle de la Polis grecque, la Cité-Etat – qui, à travers l’empire romain va imposer un modèle de domination étatique – et celle de la dynastie des Zhou (il y a 3000 ans), « une tribu faible qui a eu la responsabilité de s’occuper de bien d’autres tribus , sans avoir ni le pouvoir ni la puissance militaire pour le faire ». S’occuper d’autres tribus ? Mais encore… Sans préciser davantage, Tingyang affirme qu’il a donc fallu « trouver un système qui compense cette absence de puissance en établissant une sorte de relation qui soit acceptable pour tout le monde ».
Dans un entretien récemment accordé à un magazine parisien2, Zhao Tingyang précise : « ce sont donc deux démarches qui ont été différentes : ici, il a fallu fonder un État et, ensuite, il y a eu l’expansion vers le monde. En Chine, il a fallu penser la politique d’emblée comme le monde et ensuite penser les pays. Les Zhou ont donc inventé le premier système mondial. L’avantage du système est que tous ses membres sont volontaires pour y participer. Il a été pensé de telle façon à ce que chaque membre ait son intérêt à y adhérer ». Volontaires ? L’intérêt ? Dans l’Occident médiéval, les vassaux vont estimer dès le XIème siècle qu’il est de leur intérêt de se mettre au service d’un suzerain plus puissant3.
Sans donner plus de précisions historiques l’auteur poursuit, affirmant qu’« un tel système était trop en avance pour son temps, l’Antiquité. Et, quand l’histoire a évolué, il y a d’autres pouvoirs qui se sont renforcés. Notamment l’apparition d’un pouvoir politique très puissant comme le royaume des Qing, de l’empereur fondateur de la dynastie Qing. A ce moment-là, la Chine s’est comportée comme un empire qui s’étend. Du coup, le système Tianxia d’avant a complètement été abandonné et oublié pendant plus de 2000 ans ».
Outre l’absence de références historiques précises, c’est l’imprécision concernant toute espèce de fondement épistémologique sérieux qui pose problème. Page 160, on peut lire : « l’historicité est une métaphysique qui peut expliquer la raison d’être d’une existence. Lorsque la temporalité de l’existence est dotée d’une structure dynamique consciente, elle devient historicité, le temps devient l’histoire ». L’historicité, une métaphysique ? Voilà un scoop qui mérite la plus grande attention. Suivent des considérations des plus vaseuses : « l’historicité est une sorte de mission (…) comme un processus en expansion illimitée ; l’historicité est alors une façon pour l’existant de rechercher sa propre éternité afin de se maintenir en vie ». C’est à peu près ce qu’enseigne Plotin à Rome vers 256 après J-C, à savoir une philosophie considérant l’histoire comme une inexorable régression. Cette conception néo-platonicienne a inspiré la pensée chrétienne en pleine affirmation, le soufi Ibn Arabi et plusieurs théologiens de l’Islam.
Se cantonnant dans sa métaphysique – affirmée de façon non dialectique -, à aucun moment Zhao Tingyang n’évoque la moindre évolution des forces économiques, sociales et politiques ayant mis fin à la dynastie Qing pour établir la République de Chine en 1911. La prise de pouvoir par le Kuomintang en 1928 n’est pas plus évoquée, ni la guerre civile qui aboutit en 1949 à l’évènement de Mao Zedong. Son nom n’est cité qu’une seule fois de manière évasive4. Ni la période des Cent Fleurs (février à juin 1957), ni le Grand Bond en avant (1958 – 1960), ni la Révolution culturelle (1966 – 1976) ne sont mentionnés, ne serait-ce que pour rappels historiques5. C’est quand même un peu court pour un ouvrage censé nous parler de la pensée chinoise…
FAMILLE, PAYS, TIANXIA !
Au fil des pages, l’histoire, dans son acception la plus classique6, est évacuée pour faire émerger la conception modernisée du Tianxia qui prétend incarner une sorte de néo-confucianisme merveilleux, reposant sur le « gène du désintéressement ». Zhao Tingyang : « et ce gène du désintéressement que Confucius a trouvé dans les sentiments humains est ‘l’amour des parents proches’. L’amour de l’homme pour ses proches parents est inconditionnel, donc désintéressé. C’est pourquoi Confucius croyait que l’amour des proches est le fondement sûr de la morale. La forme sociale de cet amour est la famille ».
Nous ayant fait grâce de la valeur cardinale du « travail », précédant celle de la famille, l’auteur ne va pas nous épargner avant d’arrêter la fin ultime de sa « philosophie » qui dévoile sa vraie finalité : le « Pays », sinon la patrie. Etrange résonance pour des oreilles françaises, cela donne une drôle de trilogie : « la famille a ainsi toutes les raisons d’être la forme originelle de Tianxia considérée comme une grande famille. Pour Confucius, l’ordre politique Tianxia-Pays- Famille doit nécessairement avoir comme fondement absolu l’ordre moral Famille-Pays-Tianxia. Cet ordre garantit la légitimité de l’ordre politique ». Nous voilà Président Xi, nous voilà !
« Le Tianxia est ainsi gouverné de manière répartie », mais ajoute Tingyang, « la relation de ‘tous’ les hommes du monde forme une famille perpétuée ; le modèle implicite de Tianxia-Pays-Famille considère le Tianxia comme le bien commun de tous, et fait donc du Tianxia le garant de la sécurité et des intérêts pour tous les pays et toutes les familles » (page 93). Dans ses Mythologies parues en 1957, Roland Barthes rend compte d’une grande exposition de photographies dont l’objectif était de montrer l’universalité des gestes humains dans la vie quotidienne de l’ensemble des pays du monde : naissance, mort, travail, savoir, jeux imposent partout les mêmes conduites de « la grande famille de l’Homme ». Il interprète la justification finale de cet adamisme visuel comme le summum de l’idéologie petite-bourgeoise consistant à décréter l’immobilité du monde comme la caution d’une « sagesse » et d’une « lyrique » qui n’éternisent et n’uniformisnte les gestes de l’homme que pour les désamorcer et les vider de toute signification et de toute histoire.
Le néo-confucianisme de Tingyang postule une idéologie « anti », sinon « a » – historique qui entend légitimer une approche « essentialiste » de la Chine afin de l’ériger en une espèce de modèle planétaire susceptible de réguler efficacement tous les problèmes de la mondialisation contemporaine. Tingyang : « le processus de formation de la Chine peut-être compris comme un long jeu de hasard, avec des jugements de valeurs différents selon le joueur, mais ce qui est crucial réside dans l’agissement rationnel des acteurs qui ont façonné la Chine. C’est la façon de procéder des joueurs qui définit les problèmes, les buts et la nature d’un jeu de hasard (NDLR : ne pourrait-on appliquer ce genre de platitudes à n’importe quelle histoire régionale ?). En rapport avec la vision qu’avaient les joueurs dans l’histoire, je vais me focaliser ici sur deux questions : 1) la Chine étant un « existant continu » (NDLR : quésaco ?), quelle est la structure dynamique qui forme cette continuité chinoise ? 2) les « gènes dominants » (NDLR : voilà qu’on passe de l’histoire à la biologie) les plus favorables à la survie sont donc sans arrêt renouvelés, alors, quels sont les gènes d’existence qui renouvellent continuellement la Chine dans l’histoire ? »
Malheureusement, on ne sait que trop comment se termine les confusions historico-biologiques qui finissent toujours par postuler quelque peuple élu, destiné à dominer la grande famille des hommes. Ainsi, « les concepts ou principes politiques de la Chine la différencie (NDLR : bien-sûr !) des Etats nations. Le concept du Tianxia et les principes de ‘non-externalité’ et d’’harmonie’ ont été les gènes d’origine de la politique en Chine. En ce sens, la Chine est un modèle réduit du Tianxia (un microcosme résumant le Tianxia), c’est un Etat qui possède implicitement (NDLR : par essence donnée) un modèle du monde ». Nous y voilà, même si l’auteur n’ose pas nous refaire le coup de la race, il abat ses cartes génétiques d’une Chine (celle de Xi Jinping), modèle, exemple à suivre dans le monde d’aujourd’hui…
A part ça, Zhao Tingyang ne fait pas de politique, mais il préconise quand même l’élaboration d’une « constitution du monde ». Le Tianxia permettrait, selon lui, d’abandonner le cadrage néfaste de l’État-nation et, enfin de faire du monde « un sujet souverain ». En somme, il s’agit d’opérer un déplacement paradigmatique de la notion de « monde », vu par les Occidentaux à celle du fameux Tianxia chinois pour le plus grand bonheur du président Xi Jinping.
EN ATTENDANT 2084
Et pour instaurer cette nouvelle constitution universelle, rien n’est plus simple ! Dans l’entretien précédemment cité, Tingyang nous donne la solution : « les nouvelles technologies, l’Internet, les connexions, tout ça, créent finalement les conditions matérielles pour un nouveau système Tianxia. Aujourd’hui, les activités des hommes commencent à être interconnectées de partout. Et il y a encore d’autres technologies qui vont arriver, comme l’intelligence artificielle, etc. Dans ce monde qui est en train de devenir un système, au sens technologique du terme, on a besoin d’un système politique qui corresponde. Les personnes âgées appartiennent peut-être encore à des pays, mais les jeunes eux appartiennent à une communauté qui existe sur les réseaux ». Formidable !
Plusieurs décennies après les sombres prédictions de George Orwell, les scénarios totalitaires les plus pessimistes sont pulvérisés par la confiance béate envers les nouvelles technologies et les nouvelles servitudes volontaires qui servent aujourd’hui au pouvoir chinois à instaurer une véritable dictature numérique. Devenu aujourd’hui, le grand timonier des réseaux numériques, le président Xi Jinping généralise la reconnaissance faciale, instaurant un permis social à points, permettant d’imposer un contrôle policier généralisé, de parquer et d’emprisonner (voire pire) ses opposants et les minorités ethniques. A ce propos, lire, relire et diffuser le livre fondamental de Bernard Stiegler – Dans la Disruption, comment ne pas devenir fou ?7 est une œuvre de salubrité publique parce qu’il ne pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards laqués...
Mais notre métaphysicien n’en démord pas : « pour être plus précis, je suis un réaliste idéaliste. Un idéaliste qui n’est pas réaliste est totalement hors sol (…) Les caractéristiques du Tianxia, l’inclusivité par exemple, c’est comme l’internet : tout est inclus. C’est typique : si vous existez sur l’Internet, c’est parce vous êtes en relation avec plein de gens. Cette histoire de l’Internet explique le concept de la co-existence avant l’existence : s’il n’y a pas d’autres gens qui co-existent avec vous, vous n’existez pas sur le web. Le Tianxia c’est pareil. La technique et la technologie étant ce qu’elles sont, ce qui manque aujourd’hui c’est la politique qui corresponde à ça, un concept politique qui corresponde à cette situation de réseaux inclusifs »8.
Donc, si le Tianxia et le web, c’est la même chose, plus besoin de s’inquiéter : nous sommes bien en route vers le meilleur des mondes possibles : « vous voyez bien que la forme du pouvoir aujourd’hui est en train de se modifier : au début, c’est la force, la violence, qui exprime un pouvoir, qui est destiné à dominer, conquérir les autres. Mais, une fois qu’on a construit des États, politiquement, la force et la puissance s’expriment cette fois-ci par l’autorité de l’État. Le pouvoir aujourd’hui a continué à muer, et, aujourd’hui, nous approchons d’une autre forme de pouvoir qui est l’influence. Vous voyez bien que tout ce qui est publié sur le web ou dans les médias, si les gens vous lisent, vous croient, cela crée parfois une force d’influence parfois plus forte que la politique ».
La métaphysique, c’est comme les trains, ça peut en cacher une autre. En 1999 paraissait à Pékin La Guerre hors limites9, rédigé par Qio Liang, colonel de l’Armée de l’air, directeur adjoint du Bureau de la création au Département politique de l’armée de l’Air et membre de l’Union des écrivains de Chine, et Wang Xiangsui, colonel de l’Armée de l’air et commissaire politique adjoint de division. Comme le laisse entendre Tingyang, la culture stratégique chinoise privilégie les chemins de la « guerre indirecte », inspirée de Sun Tzu10, théoricien de la victoire sans combat. Traditionnellement, les stratèges chinois lient la suprématie à la pensée humaine, à la pratique de la dissimulation et de la ruse au point de mépriser la force et les machines. La puissance du raisonnement doit l’emporter sur toute autre considération et le concept basique des Routes de la soie et du Collier de perles, « le civil d’abord, le militaire après », s’inscrit dans cette même filiation.
Les deux colonels théorisent et modernisent cet héritage, qui, en dernière instance, ne diffère pas fondamentalement de la doctrine des néo-conservateurs américains et des nouveaux principes issus de la Révolution dans les affaires militaires11, optimisant eux-aussi la ruse, la dissimulation et la sous-traitance à des opérateurs privés. Michel Jan12, qui a préfacé l’édition française de La Guerre hors limites, souligne que les auteurs « englobent aussi dans leur analyse, parfois prémonitoire, les actes hostiles menés depuis la fin de la Guerre froide sous toutes les formes, dans tous les domaines, économiques, financiers, religieux, écologiques, etc. Une telle combinaison de plus en plus complexe d’actes de guerre dépasse les limites habituelles des conflits menés jusqu’à une période récente uniquement par les militaires ».
En conclusion de leur manuel, les colonels Qio Liang et Wang Xiangsui ont l’avantage d’annoncer la couleur : « pour la guerre hors limites, la distinction entre champ de bataille et non-champ de bataille n’existe pas. Les espaces naturels que sont la terre, la mer, l’air et l’espace sont des champs de bataille ; les espaces sociaux que sont les domaines militaire, politique, économique, culturel et psychologique sont des champs de bataille ; et l’espace technique qui relie ces deux grands espaces est plus encore le champ de bataille où l’affrontement entre les forces antagoniques est le plus acharné. La guerre peut être militaire, paramilitaire ou non militaire ; elle peut recourir à la violence et peut être aussi non-violente ; elle peut être un affrontement entre militaires professionnels ainsi qu’un affrontement entre les forces émergentes principalement constituées de civils ou de spécialistes. Ces caractéristiques marquent la ligne de partage entre la guerre hors limites et la guerre traditionnelle, et elles tracent la ligne de départ des nouvelles formes de guerre ».
Ils ajoutent : « en outre, il est urgent que nous élargissions notre champ de vision concernant les forces mobilisables, en particulier les forces non militaires. A part diriger l’attention comme par le passé sur les forces conventionnelles, nous devrions porter une attention spéciale à l’emploi des ‘ressources stratégiques’ intangibles comme les facteurs géographiques, le rôle historique, les traditions culturelles, le sentiment d’identité ethnique ainsi que le contrôle et l’utilisation de l’influence des organisations internationales ».
DES PHILOSOPHES, PEU DE PHILOSOPHIE…
Bref, plus de trois cents pages pour faire passer le message simpliste que la Chine, c’est ce qu’il y a de mieux au monde – et ce – sous couvert de « philosophie politique » novatrice (qui plus est)! Cela révèle l’état de confusion généralisée dans lequel nous nous débattons aujourd’hui. Aujourd’hui les « philosophes » fleurissent à tous les coins de rue, rédactions, centres de recherche et plateaux de télévision, alors qu’il n’y a jamais eu moins ou si peu de philosophie pertinente, opérationnelle et « vraie » – dirait Spinoza !
L’engouement irrationnel pour le livre de Tingyang s’apparente à celui qui a aussi submergé les librairies et les dîners avec les livres de l’historien Yuval Noah Harari, dont l’auteur de ces lignes s’est aussi infligé la lecture. On y retrouve le même enchaînement de poncifs et enfoncements de portes ouvertes, les mêmes affects et bons sentiments d’une métaphysique planétaire aussi abstraite, confuse qu’indéterminée. Dans le genre, autant revenir au Projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant. Certes, la démarche y reste foncièrement métaphysique, mais au moins s’appuie-t-elle sur une pensée critique – qu’on peut ou non partager et discuter – mais au moins y-a-t-il une pensée qui est là…
En dernière instance, cet engouement pour autant de livres creux cultive une « haine de soi » assez malsaine. Spontanément, une prétendue philosophie néo-confucéenne ne peut qu’être infiniment supérieure aux laborieuses tribulations de notre raison occidentale… Et il suffit, désormais d’énoncer quelques vagues succédanés du Yin et du Yang pour déclencher un sentiment d’admiration transie et d’infériorité de plus en plus répandu : les Chinois sont tellement plus profonds que nous autres, pauvres occidentaux mécaniquement rationalistes…
Bonne lecture et à la semaine prochaine.
Richard Labévière
13 mai 2019
1 Zhao Tingyang : Tianxia, tout sous un même ciel. Editions du Cerf, mars 2018.
2 Les Inrockuptibles, 24 mars 2019.
3 Le système vassalique s’est développé à cause de l’affaiblissement de l’autorité publique après l’effondrement de l’empire carolingien (Xème – XIème siècles) : l’empereur, les rois et bientôt les princes territoriaux étaient incapables de faire régner l’ordre et d’imposer leur pouvoir aux seigneurs locaux. Un réseau de relations d’homme à homme s’impose donc, donnant des droits et des devoirs pour chacun d’entre eux, une pyramide sociale allant théoriquement du roi au grand seigneur (grand feudataire), seigneur, vassal et arrière-vassal mais dont l’effectivité dépend de l’autorité du supérieur.
4 Page 270 : « Mao Zedong avait dit que le pouvoir doit servir le peuple. C’était peut-être à l’époque une illusion politique utopique ».
5 « Lorsqu’au début de 1976, Mao donne ses directives en disant : ‘accrocher la lune au neuvième ciel, poursuivre la tortue jusqu’au fond des cinq mers (en termes conceptuels : accroître la production, conserver l’unité nationale, combattre les ennemis de classe), on se rend compte, même étranger que Mao saut parler à son peuple ». Henri Lefebvre : De l’Etat – 2. Théorie marxiste de l’Etat de Hegel à Mao. Union Générale d’Editions, 1976.
6 L’histoire classique considérée à partir des travaux de Thucydide jusqu’à ceux de Marc Bloch ou l’Ecole des Annales en passant par l’œuvre de Michelet et bien d’autres.
7 Bernard Stiegler. Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? Editions Les liens qui libèrent, 2016.
8 Les Inrockuptibles, 24 mars 2019.
9 Qio Liang et Wang Xiangsu : La Guerre hors limites. Editions Payot&Rivages, 2003.
10 Sun Tzu est un général chinois du VIᵉ siècle av. J.-C. Il est surtout célèbre en tant qu’auteur de l’ouvrage de stratégie militaire le plus ancien : L’Art de la guerre.
11 Le concept de Révolution dans les affaires militaires ( RAM ) est une doctrine sur l’avenir de la guerre qui privilégie les progrès technologiques et organisationnelles. La RAM affirme que de nouvelles doctrines, stratégies, tactiques et technologies militaires ont conduit à un changement irrévocable dans la conduite de la guerre. Spécialement liée aux technologies modernes de l’ information, des télécommunications et de l’ espace, la RAM a guidé une profonde transformation et intégration totale des systèmes opérationnels de l’armée américaine.
12 Michel Jan est un écrivain français, né le 30 juin 1938 à Brest. Militaire de carrière (Armée de l’Air) et sinisant, il s’est spécialisé dans les relations internationales et l’Extrême-Orient, avec un intérêt particulier pour les régions des marches de l’empire chinois.
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