L’Allemagne stagne et l’Europe sombre
Par Alastair Crooke
Strategic Culture, 11-08-2019
Ambrose Pritchard Evans, le très écouté commentateur de l’économie européenne, écrit :
« L’industrie allemande connaît son pire marasme depuis la crise financière mondiale et elle menace d’entraîner l’économie européenne dans une grave récession. L’assombrissement des perspectives contraint la Banque centrale européenne à envisager des mesures toujours plus périlleuses.
« L’influent Institut Ifo de Munich a déclaré que son indicateur du climat des affaires pour l’industrie manufacturière est tombé en “chute libre” en juillet, alors que les dommages différés causés par le conflit commercial mondial se font sentir et que la confiance fléchit. Cela va bien au-delà des malheurs de l’industrie automobile. “Plus de 80% des usines allemandes sont en plein ralentissement. »
Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Il semble que, alors que par le passé, le principal marché d’exportation de l’Allemagne était constitué d’États membres européens, ses exportations soient aujourd’hui destinées aux États-Unis et à la Chine, respectivement premier et troisième importateurs de produits allemands. Ensemble, ces deux pays représentent plus de 15 % de l’ensemble de l’activité commerciale allemande à l’étranger. Plus de 18 % des exportations allemandes finissent quelque part en Asie. Par conséquent, les batailles industrielles de l’Allemagne en 2019 sont tournées vers l’extérieur, soit les États-Unis, la Chine et l’Asie – c’est-à-dire ses principaux partenaires commerciaux extracommunautaires. Et ses principaux adversaires dans les guerres commerciales et technologiques d’aujourd’hui.
Clemens Fuest, le président de l’Ifo, déclare : « Tous les problèmes se recoupent : C’est la Chine, c’est de plus en plus de protectionnisme dans tous les domaines, c’est la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales. »
Non seulement il y a les difficultés propres de la production industrielle allemande, mais s’y conjugue la menace d’une guerre commerciale avec Trump ; les perspectives sont bien sombres pour l’Europe. Et il est fort probable que toutes ces mesures de relance par la BCE – promises pour cet automne, alors que Mario Draghi avertit que la situation en Europe se détériore de plus en plus – seront très probablement contrées par un Trump furieux, accusant l’UE et sa banque centrale de manipulation monétaire éhontée. Les relations de l’UE avec Washington semblent vouées à se détériorer (à plus d’un titre).
Mais ce n’est pas tout : S’exprimant devant le parlement allemand, Alice Weidel, la dirigeante de l’AfD, a démoli la chancelière Merkel et Bruxelles pour leur gestion bancale du Brexit (dont « elle, Merkel porte une certaine responsabilité »). Mme Weidel a souligné que « le Royaume-Uni est la deuxième plus grande économie d’Europe – pesant autant que les 19 plus petits États membres de l’UE réunis ». « D’un point de vue économique, l’UE passe de 27 États membres à 9. Face à un événement d’une telle ampleur, la réaction de l’UE frôle le déni de réalité pathologique… [ils devraient se rappeler] que la prospérité et les emplois allemands sont en jeu ici. Il est clairement dans l’intérêt de l’Allemagne que les échanges et les investissements se poursuivent sans entrave. Mais, par loyauté aveugle, vous [Merkel], suivez la France, qui veut refuser à la Grande-Bretagne l’accès au marché unique. Oui, vous [Merkel] envisagez de refuser l’accès de la Grande-Bretagne à l’Espace économique européen, parce que la France n’en veut pas. [Sarcastique] Ce serait trop : trop de libre-échange, trop d’air frais sur les marchés… La France avec sa politique industrielle ratée sert de [nouveau] modèle [pour l’UE] ». (Voir la vidéo ici).
Le dernier point de Weidel est essentiel : Elle laisse entendre que Macron se positionne pour éclipser Merkel, leader de l’UE à l’influence et à la crédibilité déclinantes. Macron a l’intention d’imposer à la place, au détriment de l’Allemagne, le modèle industriel français « qui a échoué », suggère Weidel.
Elle n’est pas la seule à avoir ces soupçons. Trump aussi est défavorable à un Macron qui prendrait les commandes de l’UE et qui serait (très certainement) plus hostile à tout accord commercial avec les États-Unis (notamment sur l’agriculture) qui ouvrirait l’industrie française à la concurrence américaine. D’où la riposte de Trump (sur le vin français) en représailles aux nouvelles taxes françaises sur les entreprises de technologie américaines qui ne contribuent que peu, voire pas du tout, à la fiscalité française. Trump aussi s’engage dans la bataille qui déterminera l’avenir de l’Europe. Ce sera une bataille de titans.
C’est désormais, à la surprise générale – des États-Unis qu’émane la menace majeure pour l’UE. A aucun moment les dirigeants européens n’ont considéré leur projet comme un défi à la puissance américaine. Ils considéraient plutôt que l’avancement de leur vie professionnelle dépendait de l’approbation des États-Unis. Par conséquent, ils ont délibérément choisi de ne pas fonder l’euro ailleurs que dans la sphère du dollar. Ils n’ont jamais envisagé la possibilité que les États-Unis changent d’attitude. Et soudain, l’UE se trouve exposée à toutes sortes de sanctions en raison de la vulnérabilité de l’euro face à l’hégémonie du dollar, de l’éventualité d’une guerre commerciale et technologique entre ses deux principaux partenaires commerciaux, et même des retombées consécutives aux réajustements de la stratégie de défense américaine. L’Europe va voir son ancrage culturel malmené dans sa recherche d’une voie entre les États-Unis et la Chine.
Weidel avertit également le Parlement allemand que la principale conséquence du Brexit pour l’Allemagne ne concerne pas seulement les exportations ; sans le Royaume-Uni en tant que membre de l’UE, l’Allemagne perdra sa capacité à réunir une majorité de blocage (35%) au Conseil. Et sans cette capacité de blocage, l’Allemagne pourrait ne pas être en mesure « d’empêcher les États Club-Med [les États du sud, NdT] et la France en crise mettre la main sur les fonds communautaires ».
Cela touche au cœur de la crise européenne : un accord fondé sur l’expérience traumatisante de l’hyperinflation de l’entre-deux-guerres en Allemagne, sur la Grande Dépression des années 30 et sur la détresse sociale qui en a découlé. Pour exorciser ces fantômes, l’Allemagne a délibérément fait de l’UE un système automatique d’austérité et de « discipline », appliqué par une banque centrale (la BCE) sous tutelle allemande. L’ensemble était « verrouillé » dans l’automaticité (c’est-à-dire dans les « mécanismes de stabilisation automatique » de l’Europe). Cette concession a été accordée par les autres États européens (l’accord de base), car elle semblait être le seul moyen (a-t-on dit) pour que l’Allemagne accepte de mettre son vénéré Deutsche Mark, stable à l’époque, dans le « pot » commun du système de monnaie unique européenne.
Le professeur Paul Krugman [prix Nobel d’économie, NdT] explique :
« Comment [alors] l’Europe a-t-elle réussi à suivre une politique monétaire commune […] avec une Banque centrale européenne, explicitement […] mise en place pour accorder à chaque pays une voix égale, tout en répondant à l’exigence allemande de garantie d’orthodoxie monétaire ? La réponse a été de placer le nouveau système en pilotage automatique, de le pré-programmer pour faire ce que les Allemands auraient fait s’ils étaient encore aux commandes.
Premièrement, la nouvelle banque centrale – la BCE – allait devenir une institution autonome, aussi indépendante que possible de toute influence politique. Deuxièmement, on lui allait lui confier un mandat clair et très circonscrit : stabilité des prix, point-final – aucune responsabilité sur les sujets sensibles comme l’emploi ou la croissance. Troisièmement, le premier chef de la BCE, nommé pour un mandat de huit ans, allait être une personnalité garantie plus allemande que les Allemands : W. Duisenberg, qui avait dirigé la banque centrale néerlandaise à une époque où son travail pouvait se résumer à suivre ce que faisait la Bundesbank. »
Krugman est trop poli pour le dire clairement, mais il n’y a jamais eu de politique commune. C’était la mainmise allemande, dissimulée par des mécanismes stabilisateurs conçus par Francfort. C’est la fin de ce mécanisme qui fait peur à tout membre de l’élite allemande.
Et Macron vient de faire exploser le pacte franco-allemand initial en mettant une Française (Christine Lagarde) à la tête de la BCE, un fédéraliste autoproclamé (« Je veux des États-Unis d’Europe ») à la présidence de la Commission européenne, et un faucon du Brexit à la présidence du Conseil Européen. Le triomphe de Macron sur Merkel a pour but de détrôner l’Allemagne. Et un Brexit punitif affaiblit l’Allemagne et donne un coup de rabot à sa puissance lors des votes au Conseil tout en procurant la satisfaction de voir la Grande-Bretagne châtiée chassée de l’UE.
Macron inaugure donc sa vision d’une gouvernance communautaire plus centralisée. Mais qui doit la financer à présent ? Sans le niveau antérieur de contribution de l’Allemagne et en l’absence d’une Grande-Bretagne qui était un contributeur majeur, l’UE ne peut ni se réformer (puisque de nombreuses réformes nécessiteraient une réécriture des Traités), ni conserver son train de dépenses.
Et les bases d’un fort mécontentement politique à l’égard de la vision de Macron sont déjà en train de se mettre en place, comme le souligne Frank Lee :
« Les pays d’Europe de l’Est qui ont émergé de l’éclatement de l’Union soviétique avaient été amenés à croire qu’un monde nouveau et lumineux leur était offert, avec un niveau de vie à l’occidentale, des salaires et un pouvoir d’achat bien plus élevés et des opportunités d’ascension sociale en cadeau.
Malheureusement, on leur a vendu une chimère : le résultat de la transition, jusqu’à présent, semble plutôt être la création d’un arrière-pays à bas salaires, d’une économie de frontière à l’écart d’un cœur européen ultra développé ; une version européenne de l’ALENA et de la maquiladora, à savoir les unités de production basse technologie, basse rémunération, basse qualification du côté mexicain de la frontière sud des USA. »
Et on ne parle pas « seulement de la Lettonie » : Pour beaucoup d’Allemands de l’Est (le cœur électoral de l’AfD), la réunification allemande de 1990 n’était pas une fusion d’égaux, mais plutôt une « Anschluss » (annexion) avec l’Allemagne de l’Ouest prenant le contrôle de l’Allemagne de l’Est. Les raisons du désenchantement est-allemand peuvent être vues partout : La population de l’Est a diminué d’environ 2 millions d’habitants, le chômage a grimpé en flèche, les jeunes s’en vont en masse et ce qui fut l’une des principales nations industrielles du bloc soviétique est maintenant largement désindustrialisé.
Et c’est là que réside le cœur de la crise. Toutes les parties ont appelé à tenter quelque chose de différent : par exemple, assouplir les règles fiscales qui détruisent les services publics ; ou, plus audacieusement, toucher au « Saint Graal » de la réforme du système financier et bancaire.
Mais le hic, c’est que toutes ces initiatives sont proscrites dans le système des traités qui verrouille tout. Tout le monde pourrait penser à réviser ces traités. Mais ce n’est pas ce qui va se produire. Les traités sont intouchables, précisément parce que l’Allemagne estime que relâcher son emprise sur le système monétaire reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore des fantômes de l’inflation et de l’instabilité sociale, de les laisser nous hanter à nouveau. Weidel a été très claire sur ce danger.
En réalité, le « verrou » européen découle d’un système qui a délibérément supprimé le pouvoir des parlements et des gouvernements et qui a incorporé l’automaticité de ce système dans des traités qui ne peuvent être révisés que par des procédures extraordinaires. Personne à Bruxelles ne voit comment une « telle chose » pourrait intervenir – c’est pourquoi le « disque » bruxellois est rayé : il répète le mantra selon lequel il n’y a pas d’alternative [There Is No Alternative (TINA), NdT] à une intégration européenne plus poussée, et plus étroite. Et c’est précisément ce à quoi les « souverainistes » européens sont déterminés à s’opposer, par tous les moyens possibles.
Seul le début de la récession à venir en Europe et la crise de la dette souveraine qui l’accompagne pourraient réussir à sortir Bruxelles de sa torpeur arrogante et à faire réfléchir aux moyens de gérer la crise à venir. Comme le conclut Evans-Pritchard, la BCE ne peut pas sauver la zone euro une fois de plus. Le flambeau revient aux responsables politiques. Se montreront-ils à la hauteur ?
Bienvenue dans la nouvelle phase de la lutte westphalienne : être, ou ne pas être un « Empire » européen.
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
Contact : samlatouch@protonmail.com
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