Discrimination: dis-moi ton nom ?
Par Benjamine Weill
Blog Mediapart
Alors que la lutte contre les discriminations a "le vent en poupe", certaines demeurent tenaces et se renforcent précisément là où l'on pense les combattre. Serait-ce une lutte qui se mord la queue? Penser les discriminations suppose la sortie des assignations sociales définies par les élites en termes de genre, de classe, de milieux, race, etc. Lutter contre induit d'écouter les concernés.
La question des discriminations est souvent une question à double entrée. Derrière le constat de discrimination, qui consiste à séparer un groupe humain des autres, en le traitant négativement par rapport au reste de la société, c’est essentiellement le mobile de cette exclusion qu’il s’agit d’interroger.
En creux, c’est bien la question sociale qui se dessine. D’ailleurs, la définition de Wikipédia précise qu’il s’agit d’un « processus lié au fait d’opérer une distinction concernant une personne ou une catégorie sociale en créant des frontières dites « discriminantes » c’est-à-dire produisant un rejet visant à l’exclusion sociale sur des critères tels que l’origine sociale, ethnique, la religion, le genre, le niveau d’intelligence, l’état de santé, etc. ».
Evoquer les discriminations consiste donc d’emblée à questionner son pendant : le vivre ensemble a-t-il jamais été ? Alors que la République se veut une et indivisible, il semble néanmoins qu’elle peine à rassembler ses membres en un seul et même corps …
Rengaine habituelle dans le rap français qui interpelle la République sur le mode : « Marianne qu’as-tu fait de tes valeurs » ? Le jeune Vin’s après avoir sorti le freestyle Fraternité, sortait le 31 janvier dernier le deuxième volet du triptyque Egalité interrogeant ainsi la réalité d’une devise devenue publicité mensongère.
Pour preuve, la prégnance des discours relatifs à la compatibilité ou non de certaines religions avec cette République, qui a perdu beaucoup de sa superbe à force d’interrogations sur sa nature et son identité, qui ne sont qu’évolutives et non en soi.
Les discriminations existent, n’en déplaisent à ceux qui veulent maintenir l’illusion inverse et nous abreuvent d’une mythologie universaliste qui n’en a que le nom. Nombreuses sont les associations qui les constatent, chiffres à l’appui, et les citoyens qui s’y confrontent, au jour le jour, lors de leurs recherches actives d’emploi, de logement, le choix de leurs études …
Inscrites dans l’ADN d’un système basé sur la concurrence, la compétition et la consommation individuelle, les discriminations ne sont que le reflet de cet état d’esprit qui vise à inscrire chacun dans la lutte de tous contre tous. Dans cette logique, l’Autre n’est plus celui qui me permet, mais celui qui m’empêche et, ainsi, est vécu sur le mode de la méfiance.
Que cet Autre soit collègue, compair ou compagnon, il semble essentiellement pris pour un con. La question n’est plus de savoir comment faire avec cet Autre mais bien comment je peux avoir plus, posséder plus comme le rappelle Brav dans le titre Chérie sorti le 7 février 2020 « La seule question qui raisonne le peuple ou l’argent du peuple, nos ravisseurs se nomment Nike ou Iphone ».
Le système concurrentiel libéral ressert le politique à l’aune unique de la réussite financière individuelle et, ainsi, évacue littéralement la question du collectif. Or, cette question est essentielle pour penser le « vivre ensemble », à savoir le faire société au-delà de son PIB, qui ne dit absolument rien des relations sociales.
Loin de percevoir ce collectif comme porteur en soi, quelque soit ses membres, c’est le choix des « premiers de cordée » qui est mis en avant, au risque d’en exclure, d’en laisser sur le bas-côté. Qui sont les bons ? Qui sont les mauvais ? On compte les points et, ce faisant, on exclut, on discrimine à tour de bras juste en posant la question.
Face à cette tension, qui tente de faire rentrer dans une toute petite case illusoire le plus grand nombre (autrement appelée la force normative), beaucoup restent sur le carreau ou développent des stratégies de compensation. Celles-ci peuvent être de plusieurs ordres, mais visent toutes à intégrer la case de la norme sociale de l’aisance financière, entendue comme la réussite essentielle pour pouvoir consommer librement.
Les nouvelles idoles tiennent à ce type de réussite sans réflexion sur la manière d’y parvenir et le rapport à l’autre que cela implique. Isha, dans La Vie Augmente volume 3 (sorti le 7 février 2020) s’associait à Dinos dans Idole pour interroger cette fascination qu’exerce l’argent sur la jeune génération. L’un et l’autre préviennent : « fais pas comme nous, nous prend pas pour idoles, longue vie à toi, nous on va mourir jeune ».
Si l’important c’est l’augmentation vitale (gagner en vie), toute initiative destructrice vient empêcher cette augmentation. Puisque la recherche effrénée de liquidité génère inéluctablement inquiétude et stress, elle empêche toute forme de sagesse, de réflexion, d’apaisement. Injonction paradoxale s’il en est (et qui rend fou) pour ceux qui «cherchait l’oseille et la paix intérieur ».
Ainsi, des espaces de contournement sociaux voient le jour et des individus, qui socialement n’étaient pas voués à la réussite, tirent leur épingle du jeu en développant des compétences spécifiques. Ceci est particulièrement mis en avant dans le sport, la musique (et notamment le rap) et le monde de l’humour. Ces trois domaines apparaissent alors comme des espaces d’émancipation sociale ; des remparts à la discrimination…
Toutefois, si l’on y regarde de plus près, la discrimination s’y niche en creux, sans dire son nom. Bien que beaucoup s’en soient emparés pour grimper dans l’échelle sociale, avec plus ou moins de conscience politique associée, ils n’en demeurent pas moins discriminants, en ceci qu’ils cantonnent une partie de la population à certaines représentations négatives qui ont la peau dure !
C’est notamment ce que Dinos dans le titre N’tiekar, dont le clip est sorti le 5 février dernier, évoque. Malgré le succès, malgré l’émancipation, tout semble ramener aux origines, cantonner l’individu à ses déterminants de naissance, alors même que le projet républicain était à l’opposé. Déception s’il en est, l’ascenseur économique est tout aussi bloqué que l’ascenseur social et s’y introduire ne permet pas le bonheur des siens nous prévient Dinos dès l’intro.
Prenons quelques exemples. Le sport en premier lieu, car le plus ancien et le plus connu. Souvent mis en avant comme l’étendard de la diversité, de l’ouverture, de l’esprit de corps et du collectif, le sport est historiquement un espace de confrontation individuelle au-delà des classes sociales, des relations de pouvoir, etc.
Par exemple, la petite histoire du football comme lieu de l’émancipation sociale, de l’avènement du collectif et de l’esprit du sport n’est pas si claire que ça. Le football et ses matchs ont toujours été l’arène de la catharsis nationaliste ou régionaliste, qui ne va pas vraiment dans le sens d’un collectif indivisible et dépassant les frontières de son entre soi.
Aujourd’hui encore, c’est le lieu de discriminations, comme l’a démontré récemment Lilian Thuram, face à nombres journalistes dubitatifs sur la question du racisme dans les stades, tant ce monde devrait être préservé de tout soupçon (surtout après une victoire de coupe du monde encore fraîche).
Bref, le sport, et notamment le foot, n’est pas exempt de représentations discriminantes, certains allant jusqu’à déplorer le manque de joueurs blancs … Rien que de poser la question est discriminant, puisqu’il s’agit de considérer que la couleur de peau prime alors sur la qualité du joueur, ce qui est la base de la discrimination.
Loin d’être d’un autre siècle, ces questions sont donc crûment d’actualité comme le rappelle la Scred Connexion à l’occasion du titre Résiste Encore qui porte bien son nom et sorti le 3 février dernier. A croire qu’esquiver les enjeux discriminants, est un sport en soi où il « y a tant de mauvais joueurs, dur de rester sport, de jouer pour autre chose que le score ».
Autre exemple sportif, le basket. Très apprécié dans les quartiers dits populaires, il incarne une façon de vivre « à l’américaine », qui a fait rêver toute une jeunesse. L’émoi suscité par le récent décès de Kobe Bryant et les hommages rendus en sont la preuve.
Néanmoins, ce sport, qui est bien moins bien vu dans les milieux aisés que le football, est très peu relayé sur les grandes chaines françaises, ne fait pas la une des journaux généralistes et génère moins de publicité, alors qu’il représente une grande part de marché, parfois même plus que le rugby qui, lui, est relayé …
Entre les sports et selon qui les regarde, les différences se font et les amateurs de basketball posent des jours de congés pour pouvoir assister aux matchs qu’ils attendent depuis un an … Tant que le monde du sport continuera de se faire croire qu’il est le lieu de l’avènement citoyen et républicain, il ne verra pas qu’il produit des impensés, qui viennent autoriser les récentes dérives autour du pseudo « racisme anti-blancs ».
Enfin, cette conception du sport conçu comme l’avènement des classes populaires occulte totalement une autre forme de discrimination, qui consiste à considérer que ces classes populaires, ne pouvant pas compter sur leurs capacités intellectuelles, misent tout sur leurs compétences physiques.
Pourtant, certains, initialement voués à ce type de carrière, comme la Hyène dont « les rêves de footballeur ont fini sur le banc menottés » produisent des discours complexes et complets sur 20’19 sorti en décembre 2019 à l'occasion du projet Thugz of Anarchy. Dans ce texte fleuve de 20 minutes, l’auteur traite de nombreux sujets, mais surtout des inégalités et discriminations qu’il observe depuis petit : « enfant, je pensais que la chance ferait les choses bien, mais maintenant, j’ai compris ». L’égalité des chances restent à définir à force « de voir les arabes et les noirs envoyés dans les BEP ». On y revient, être enfant d’immigré, c’est n’avoir d’autres choix, d’autres voix que ses bras ou ses jambes. Etre réduit à un corps sans tête.
Pour s’en sortir, lorsque l’on n’est pas né avec une petite cuillère en argent, autant compter sur ses muscles, son corps, sa force de travail … Toujours cantonné au statut d’ouvrier, de prolétaire dirait Marx, voir d’esclave, c’est bien une discrimination qui ne dit pas son nom qui s’opère.
De même pour le monde de l’humour. Au-delà du fait que ce monde semble avoir pris la voix de la discrimination, en jouant quasi systématiquement cette carte dans les différents sketchs, sans voir qu’ils favorisent ainsi le véhicule de ce qu’on appelle le racisme ordinaire, cette voie d’émancipation cantonne aussi l’individu à être le clown de service.
Autrement dit, quand on est né dans des quartiers populaires, si on veut s’en sortir (autrement dit vivre comme ceux qui réussissent, comme ceux qui excluent justement) mieux vaut avoir des muscles ou de l’humour. On retrouve ici les deux caricatures du gladiateur d’un côté et du bouffon de l’autre. Finalement, pas si joli que ça…
C’est d’ailleurs ce qu’évoque le duo rappeur/beatmaker Swift Guad et Al Tarba dans leur dernier titre Cash Misère sorti le 19 décembre dernier issu de leur album Musique Classique, Swift rappelle avec son humour légendaire “divertit moi et fais moi de la peine » induisant là combien le divertissement généralisé fait « sortir les apparats pour mieux soigner son apparence », mais ne répond pas aux questions de fond. « La violence fait de l’escalade, l’important c’est l’argent et le buzz » et le fond disparaît au profit d’une forme qui se contente du superficiel dans le sport, comme ailleurs.
Le monde du rap aurait pu faire exception. Il avait même vocation à l’être et certains ont pu l’expérimenter. L’objectif initial était de montrer que ces classes populaires avaient de la pensée, du verbe, de l’intelligence en somme.
Ce fut le cas et cela l’est encore, quand on voit les travaux et les mises en scène de Kery James, le travail d’ouverture et de transmission de Sofiane tant vers l’audiovisuel, le théâtre que la création de concept novateur comme le Cercle, la pièce de théâtre d’Abdel Malik, les productions récentes d’Arte, le travail associatif de Mac Tyer et j’en passe.
Étonnamment, ces différentes initiatives sont soit minimisées, soit passées sous silence, soit mises en exergue sur le mode de l’exceptionnalité (induisant ainsi la médiocrité du reste). L’intelligence, s’il fallait encore le rappeler, est pourtant la chose du monde la mieux partagée et la pensée n’est pas réservée à une élite blanche (et souvent masculine).
C’est notamment ce que rappelle ici Casey dans le titre Chuck Berry sorti le 7 février où rap et rock se mêlent pour rappeler leur origine commune, leur lien fondamental initial et leur destin commun : une forme de « blanchisation » du genre pour le rendre acceptable socialement. Cette idée renvoie notamment aux choix des maisons de disques et des organisations comme les victoires de la musique qui mettent essentiellement à l’honneur des rappeurs « blancs » alors qu’ils ne sont pas forcément les plus gros vendeurs, ni toujours représentatifs du genre. C'est d'ailleurs ce que le lauréat Orelsan évoquait lui-même à la remise de son prix en 2017.
Le monde du rap continue d’incarner un certain nombre de clichés qui favorise les discriminations. Ces clichés ne sont, en tant que tels, pas des vérités, mais des représentations erronées à partir d’images véhiculées et non vérifiées.
En vrac, le monde du rap est souvent décrit aujourd’hui comme acculturé, bête et méchant. Autrement dit, ce serait une musique d’ignare, construite par des dealers, qui n’auraient rien d’autres à vendre que de la bêtise. En soi, faire du rap serait donc en soi discriminant. Par ailleurs, on taxe le milieu d’être sexiste, homophobe, anti-blanc. Bref, autant dire que les discriminations seraient surtout présentes là-bas et surtout pas chez nous !
Étendard actuel du contraire de la bien-pensance, le rappeur devient une espèce d’icône de la bêtise, uniquement mue par la volonté de puissance financière, refusant toute forme de culture et de savoir, misant tout sur sa force et non sur son talent.
Toutefois, réduire le monde du rap à cette incarnation est non seulement faux, mais surtout discriminant, car il renvoie à l’idée que le jeune de cité n’aurait rien à proposer en termes de discours, que par principe, il ne pense pas, ne veut pas penser, ne sait pas penser. C’est une discrimination que le show-business et l’industrie musicale (mais aussi les médias mainstream) relaient allègrement.
Pourtant, nombreux sont les jeunes à avoir eu accès à la culture, aux études, à la réflexion via le rap. C’est notamment ce qu’évoque Youssef Swatts dans le titre Peut être sorti le 27 janvier et produit par El Gaouli, qui rappelle avoir « la chance d’avoir l’écriture, parfois j’ai la rage comme Keny, parfois j’ai le spleen comme Baudelaire », Keny Arkana, au même niveau que Beaudelaire car l’un et l’autre participe de la culture générale, non définie par l’académie.
Ce jeune belge qui vit le rap comme une mission vise essentiellement le bonheur des siens « pour ne plus voir mon père faire les courses à l’épicerie solidaire », préférant « un jour le voir au repos parce qu’il travaille un peu trop ». Le respect des anciens, la transmission est encore là, le rap est un lieu d’apprentissage, d’éducation populaire et non un octogone sans règles.
Tant que la pensée ne sera pas valorisée partout où elle existe, et aussi dans les quartiers populaires, notamment par le rap, l’émancipation ne sera que financière et les discriminations réelles persisteront.
C’est à partir du moment où l’on pourra enfin démontrer sans rougir que la pensée n’est pas réservée à une élite, qu’un rappeur peut être mu par autre chose que la réussite financière, qu’un footballeur est capable d’avoir un discours politique cohérent et qu’un humoriste n’est pas dans l’obligation de jouer des clichés pour mieux se faire connaître, que nous pourrons enfin peut être commencer à parler du collectif et donc des discriminations.
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