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André Comte-Sponville: «Laissez-nous mourir comme nous voulons!» (Le Temps)

par Laure Lugon 23 Avril 2020, 14:00 André Comte-Sponville Coronavirus Interview Confinement

"Quand on confie la santé aux experts, elle se meurt", André Commpte-Sponville.

C'est une opinion qui contraste dans la symphonie actuelle autour du coronavirus et du confinement. André Comte-Sponville, philosophe français, déplore qu'on sacrifie les jeunes au détriment des personnes âgées, la liberté sur l'autel de la santé. Et il interroge notre rapport à la mort. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont Petit Traité des grandes vertus (Seuil), ou Traité du désespoir et de la béatitude (PUF), le philosophe français jette un pavé dans la mare.

 

 

Le Temps : Pour la première fois dans l'Histoire, l'humanité se donne pour mission de sauver tout le monde. Une bonne nouvelle ?

André Comte-Sponville : Je suis partagé. A première vue, c'est une réaction sympathique. Mais c'est aussi un projet parfaitement absurde. Si l'espérance de vie a crû considérablement, et c'est tant mieux, le taux individuel de mortalité, lui, n'a pas bougé depuis 200 000 ans. Il est toujours de un sur un, donc de 100 % ! Bref, j'ai deux nouvelles à vous annoncer, une bonne et une mauvaise. La mauvaise, c'est que nous allons tous mourir. La bonne, c'est que l'énorme majorité d'entre nous mourra d'autre chose que du Covid-19 !



Le Temps : A 68 ans, vous devriez pourtant vous réjouir du principe de précaution !

André Comte-Sponville : Moi qui suis un anxieux, je n'ai pas peur de mourir de ce virus. Ça m'effraie beaucoup moins que la maladie d'Alzheimer ! Et si je le contracte, j'ai encore 95 % de chances d'en réchapper. Pourquoi aurais-je peur ? Ce qui m'inquiète, ce n'est pas ma santé, c'est le sort des jeunes. Avec la récession économique qui découle du confinement, ce sont les jeunes qui vont payer le plus lourd tribut, que ce soit sous forme de chômage ou d'endettement. Sacrifier les jeunes à la santé des vieux, c'est une aberration. Cela me donne envie de pleurer.

 



Le Temps : Vous serez accusé de vouloir condamner des vies pour sauver l'économie !

André Comte-Sponville : A tort! La médecine coûte cher. Elle a donc besoin d'une économie prospère. Quand allons-nous sortir du confinement ? Il faut bien sûr tenir compte des données médicales, mais aussi des données économiques, sociales, politiques, humaines ! Augmenter les dépenses de santé ? Très bien ! Mais comment, si l'économie s'effondre ? Croire que l'argent coulera à flots est une illusion. Ce sont nos enfants qui paieront la dette, pour une maladie dont il faut rappeler que l'âge moyen des décès qu'elle entraîne est de 81 ans. Traditionnellement, les parents se sacrifiaient pour leurs enfants. Nous sommes en train de faire l'inverse ! Moralement, je ne trouve pas ça satisfaisant !



Le Temps : La surcharge des hôpitaux n'était-elle pas une raison suffisante pour confiner ?

André Comte-Sponville : C'est en effet sa principale justification, et la principale raison qui fait que je n'y suis pas opposé. Mais dès que les hôpitaux retrouvent de la marge de manœuvre, il faut faire cesser, ou en tout cas alléger, le confinement. Et je crains qu'en France, où l'on se soucie de plus en plus de santé et de moins en moins de liberté (la France est quand même l'un des rares pays où le mot « libéral » soit si souvent une injure), cela se fasse plus tard que dans la plupart des pays comparables. Vais-je devoir m'installer en Suisse pour pouvoir vivre libre ?



Le Temps : Déplorez-vous le retour en grâce des scientifiques ?

André Comte-Sponville : Je déplore le pan-médicalisme, cette idéologie qui attribue tout le pouvoir à la médecine. Une civilisation est en train de naître, qui fait de la santé la valeur suprême. Voyez cette boutade de Voltaire :

« J'ai décidé d'être heureux, parce que c'est bon pour la santé. »

Auparavant, la santé était un moyen pour atteindre le bonheur. Aujourd'hui, on en fait la fin suprême, dont le bonheur ne serait qu'un moyen ! Conséquemment, on délègue à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés. Dieu est mort, vive l'assurance maladie !

Pendant ce temps, les politiciens évitent les sujets qui fâchent, donc ne font plus de politique, et ne s'occupent plus que de la santé ou de la sécurité de leurs concitoyens. Quand on confie la démocratie aux experts, elle se meurt.


Le Temps : Notre réaction à l'épidémie vient-elle du fait que la mort fait obstacle à notre sentiment contemporain de toute-puissance ?

André Comte-Sponville : La mort est aujourd'hui vécue comme un échec. Il faut relire Montaigne, lui qui a connu des épidémies de peste bien plus graves que le coronavirus et qui écrit dans les Essais :

« Le but de notre carrière, c'est la mort... Si elle nous effraie, comment est-il possible d'aller un pas en avant sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c'est de n'y penser pas. [...] Mais aussi, quand elle arrive ou à eux ou à leur femme, enfants et amis, les surprenant soudain et à découvert, quels tourments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accable ! »

Nous en sommes là ! On redécouvre qu'on est mortel. Alors que si on y pensait davantage, on vivrait plus intensément.

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