Rumeurs, complots et « comptes mal soldés de la colonisation ». L’Afrique, perpétuel cobaye de « Big Pharma » ?
Par Sabine Cessou
Le Monde diplomatique, 25.09.20
Les rumeurs dont bruissent les réseaux sociaux en Afrique pointent du doigt un Occident nécessairement coupable de la pandémie de Covid-19, ou les essais liés à la recherche de traitements. « Nécessairement » : tel est justement le mot qui a fait bondir, dans le discours alarmiste tenu le 27 mars sur l’Afrique par le secrétaire général des Nations unies António Guterres : « Et même si la population est plus jeune que dans les pays développés, il y aura nécessairement des millions de morts ». Beaucoup ont aussitôt conclu à un plan prémédité.
« L’Afrique aura bientôt des cadavres dans les rues », prévoyait de son côté à la mi-avril la philanthrope américaine Melinda Gates. Ce faisant, elle s’est aussi attirée les foudres du Conseil des évêques africains, qui lui a demandé de ne pas être une « propagandiste de la mort », et a rejeté « toute forme de commentaire déprimant et horrible sur l’Afrique ».
Bill Gates, fondateur de Microsoft, a été l’épicentre de rumeurs dès le début de la pandémie. Aujourd’hui encore, le journaliste néerlandais Bram Posthumus, correspondant au Mali, note à quel point l’idée est ancrée, selon laquelle « le coronavirus est un canular de Bill Gates qui veut soumettre toute la population mondiale par le biais de vaccins ».
Six mois après le discours de Guterres, l’Afrique ne représente que 5 % des cas déclarés dans le monde et 2,4 % des décès mondiaux, avec 31 500 morts au 8 septembre selon le Center for Disease Control (CDC) de l’Union africaine. Certains pays sont cités en exemple — comme le Sénégal, 298 morts au 16 septembre, classé 2e pour sa gestion de la crise sur 36 pays étudiés par la revue Foreign Policy, juste après la Nouvelle-Zélande.
Il n’empêche : les théories du complot qui circulent autour du Coronavirus et d’un éventuel vaccin ont toujours le vent en poupe. Elles reposent en partie, en Afrique, sur le socle d’expériences réelles que la mémoire collective n’a pas occultée. Ce souvenir va des expériences de stérilisation forcée en Namibie au XIXe siècle (durant la colonisation allemande) jusqu’aux programmes de guerre bactériologique contre les populations noires pendant le régime de l’apartheid en Afrique du Sud (1948-1991), en passant par des scandales pharmaceutiques à répétition.
« Les théories du complot s’inscrivent dans une histoire de la santé et de la médecine qui considère l’homme blanc comme la figure du démon, qui en veut à tout prix à la vitalité de l’Afrique, explique Parfait Akana, sociologue de la santé et directeur du Muntu Institute au Cameroun. C’est un alibi un peu facile, dans la mesure où chez nous, les véritables ennemis de la vitalité africaine sont les dirigeants et les responsables économiques, qui n’ont pas toujours été d’une grande exemplarité dans les soins à la vie comme premier principe régalien incombant à un État. »
Au Cameroun, un roman récent de Mutt-Lon, Les 700 aveugles de Baffia (1), relate l’histoire vraie d’un essai pharmaceutique mené dans les années 1920 par des médecins français contre la maladie du sommeil, et qui a répandu la cécité.
Réelles, aussi, les méthodes extrêmes du « Docteur de la mort », le surnom donné à Wouter Basson en Afrique du Sud. Ce cardiologue qui exerce toujours au Cap a mené de 1981 à 1993 le Project Coast, un programme de guerre chimique et bactériologique contre les Noirs. Acquitté en 2002, il s’est vanté à la télévision de « cas d’empoisonnement légitimes », qui ont tellement bien marché que « pas un seul n’a pu déboucher sur une identification claire du poison ».
Frank Chikane, un vétéran de la lutte contre l’apartheid, a échappé de justesse à la mort après avoir été intoxiqué par un poison étouffant déposé sur ses vêtements. L’une des 24 substances mortelles sur lesquelles travaillait le « virtuose » Wouter Basson. Il aurait aussi œuvré, dans les années 1980, à la production massive de mandrax, drogue sédative à base de Valium, déversée dans les townships pour étouffer la révolte qui grondait. Durant des auditions du Conseil de l’ordre des médecins, certains témoins ont révélé en 2012 que des recherches avaient été menées dans le cadre du Project Coast pour utiliser la bactérie du choléra ou le virus du sida.
Est-ce ce passé encore très présent qui a poussé le président Thabo Mbeki, au pouvoir de 1999 à 2008, à remettre en cause le lien entre VIH et sida ainsi que l’efficacité des traitements antirétroviraux ? Pendant quatre ans, de 1999 à 2003, le successeur de Nelson Mandela aura en effet critiqué les pressions exercées par les grands groupes pharmaceutiques, les présentant même comme soutenues par la CIA. Mbeki a notamment refusé de distribuer des antirétroviraux à une population en proie à des taux de prévalence parmi les plus forts au monde, suscitant une fronde menée par les activités de Treatment Action Campaign (TAC). Le sida était-il perçu au sommet de l’État comme « une maladie de Blancs destinée à tuer des Noirs », comme insistait la rumeur d’alors en Afrique du Sud ?
Il a fallu attendre octobre 2003 pour que Thabo Mbeki accepte la distribution d’antirétroviraux, jusque là interdits dans le système de santé publique. Sa ministre de la santé, surnommée « Docteur Betterave » parce qu’elle préconisait aux malades de renforcer leur immunité en mangeant de la betterave, du citron et du gingembre, a continué sur cette ligne jusqu’à la démission du gouvernement en 2008. Ce n’est qu’ensuite que les antirétroviraux ont été distribués à grande échelle, permettant de sauver des vies. Des scientifiques ont estimé que plus de 300 000 Sud-Africains sont morts au début des années 2000 faute d’accès aux traitements.
Les manigances des grands groupes pharmaceutiques, exposées dans La constance du jardinier, un roman de John Le Carré, ne relèvent pas non plus de la pure fiction. Le livre, adapté au cinéma, est basé sur le scandale du Trovan (ou trovafloxacine), au Nigeria. Plusieurs procès ont suivi un essai « sauvage » de cet antibiotique, réalisé en 1996 par Pfizer. Le médicament, mis sur le marché en 1997, a été retiré en raison de ses effets secondaires.
Ce n’est qu’à la suite d’une enquête du Washington Post publiée en 2000 sur les essais cliniques des laboratoires pharmaceutiques dans les pays en développement, que le ministère de la santé du Nigeria forme une commission d’enquête. Celle-ci rédige en 2001 un rapport sur ce qui s’est passé à Kano en 1996. Une centaine d’enfants ont reçu du Trovan en pleine épidémie de rougeole et de méningite, sur un accord oral des parents. Une autre centaine a pris un autre antibiotique. Sur les 200 enfants traités, 5 sont morts dans le groupe Trovan et 6 dans l’autre groupe, sans lien avéré avec la molécule, mais beaucoup ont développé des lésions au cerveau, de la surdité et des paralysies.
Le rapport, curieusement mis sous le boisseau, est sorti d’un tiroir en 2006, envoyé par un anonyme au Washington Post. Après bien des plaintes déposées par les familles, l’État de Kano et le Nigeria, Pfizer a négocié en 2009 un accord amiable à Rome en présence de deux anciens présidents, le Nigérian Yakubu Gowon et l’Américain Jimmy Carter. Le laboratoire allemand verse alors une indemnité de 75 millions de dollars, répartie entre les familles des victimes et l’État fédéré de Kano, et achève en 2013 d’y construire un nouvel hôpital....
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