Les Etats-Unis gagneront-ils de la dédollarisation ?
Article originel : Will America win from de-dollarisation?
Par Thomas Fazi
Unherd, 24.04.23
Le pouvoir des autres monnaies locales s'accroît
L'élément le plus important dans le débat sur l'utilité des sanctions occidentales contre la Russie est aussi le plus ignoré. Le régime de sanctions comprend essentiellement des restrictions qui ont déjà été appliquées auparavant, telles que les interdictions d'exportation et le gel de certains avoirs. Même l'exclusion controversée d'un certain nombre de banques russes du principal système international de messagerie bancaire, SWIFT, n'était pas exceptionnelle, puisqu'elle avait déjà été utilisée contre l'Iran.
Mais le gel des réserves de change de la Russie, d'une valeur d'environ 300 milliards de dollars, soit près de la moitié de ses réserves globales, était significatif. Si les États-Unis ont agi de la même manière avec l'Afghanistan, l'Iran, la Syrie et le Venezuela, aucune de ces cibles n'était aussi puissante que la Russie : un membre du G20 et la plus grande puissance nucléaire du monde. De même, aucune des 63 banques centrales membres de la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle - connue comme la banque centrale des banques centrales - n'avait jamais été la cible de sanctions financières, pas même pendant la Seconde Guerre mondiale.
À l'époque, cette décision n'a guère suscité d'intérêt. Pourtant, les historiens du futur y verront l'élément déclencheur de l'un des plus grands effets boule de neige de l'histoire, qui menace aujourd'hui les fondements mêmes de l'empire étatsunien.
À notre époque de monnaie fiduciaire, les réserves ne sont pas détenues sous la forme de dollars physiques (ou d'autres devises) cachés dans les coffres des banques centrales étrangères. Il s'agit de simples reconnaissances de dettes - un crédit enregistré dans les comptes de la Réserve fédérale et d'autres banques centrales. Dans les relations entre pays, comme dans les relations entre particuliers ou entreprises et banques commerciales, la confiance est donc fondamentale : de même que vous ne déposeriez jamais votre salaire dans une banque si vous aviez la moindre crainte qu'elle puisse geler ou confisquer votre argent, aucun pays ne veut détenir des réserves qui peuvent lui être arrachées à tout moment.
Cette démarche viole donc un principe quasi sacré : la neutralité des réserves internationales. Le message était clair : désormais, les États-Unis ne reculeraient devant rien pour punir les pays qui sortiraient du rang ou défieraient les diktats occidentaux. Et si cela peut arriver à la Russie, grande puissance dont les réserves de la banque centrale sont essentiellement constituées des revenus des ventes à l'Occident, cela peut arriver à n'importe qui. Comme l'a écrit Wolfgang Münchau, en armant les réserves internationales, les États-Unis ont "pris le plus grand pari de l'histoire de la guerre économique". D'un seul coup, note-t-il, les États-Unis ont "sapé la confiance dans le dollar étatsunien en tant que principale monnaie de réserve mondiale" et encouragé la Chine et la Russie à "contourner l'infrastructure financière occidentale". Pour les pays non occidentaux - en particulier la Chine, qui est fortement exposée aux actifs étatsuniens - se désengager du dollar, et plus généralement du système monétaire et financier international dirigé par les États-Unis, a acquis une urgence soudaine.
Il était clair que la dédollarisation ne se ferait pas du jour au lendemain. Mais la roue de l'histoire s'est mise en marche. Ce n'est pas une coïncidence si la plupart des nations du monde ne se sont pas jointes à l'Occident pour imposer des sanctions à la Russie, mais ont discrètement commencé à renforcer leurs liens avec la Russie et la Chine dans le but de réduire leur dépendance à l'égard du système centré sur le dollar. En un peu plus de 12 mois, le monde a connu un changement tectonique plus important, en termes géopolitiques, qu'il ne l'avait fait depuis des décennies : l'ordre international post-occidental longtemps annoncé - comprenant les BRICS et des dizaines d'autres pays représentant la majeure partie de la population mondiale - est enfin devenu une réalité. Les États-Unis, comme l'a récemment déclaré l'ancien secrétaire au Trésor Larry Summers, sont plus seuls qu'ils ne l'ont jamais été.
L'un des principaux moteurs de ce processus a été le désengagement progressif du monde vis-à-vis du dollar. Depuis les années soixante, on n'a cessé de prédire - à tort - sa disparition, ce qui justifie le scepticisme à cet égard. Cette fois-ci, cependant, il y a de bonnes raisons de croire que c'est en train de se produire. La dédollarisation se présente sous de nombreuses formes, mais trois d'entre elles sont particulièrement faciles à repérer : le règlement des transactions internationales dans des monnaies autres que le dollar, principalement le yuan chinois ; la réduction du dollar dans les réserves de change mondiales ; et la diminution des avoirs étrangers en bons du Trésor étatsunien.
Sur tous les plans, la tendance semble claire. En termes de paiements internationaux, le rôle du yuan (et d'autres monnaies) a été considérablement renforcé au cours de l'année écoulée. L'exemple le plus évident est celui de la Russie, qui a été contrainte par les sanctions occidentales d'adopter le yuan pour la plupart de ses transactions internationales. Mais plusieurs autres grands pays - dont le Brésil, l'Argentine, le Pakistan et le Bangladesh - ont déjà accepté (ou sont en train de négocier) l'utilisation du yuan ou de leur propre monnaie pour régler leurs transactions internationales. Parallèlement, les BRICS travaillent également au développement d'une monnaie internationale sur le modèle de l'alternative synthétique proposée par Keynes il y a 70 ans, le bancor, qui a été rejetée par les Etatsuniens en faveur d'un système ancré autour de leur dollar.
Au-delà des BRICS, l'intérêt pour la dédollarisation - ou du moins pour une plus grande utilisation des monnaies locales - s'accroît également, notamment dans le golfe Persique, où les États-Unis exerçaient auparavant un pouvoir stratégique inégalé. Lors du premier sommet du Conseil de coopération Chine-États arabes du Golfe, qui s'est tenu en décembre, un consensus a été atteint sur l'utilisation du yuan pour le commerce du pétrole et du gaz. Le mois dernier, la Chine et les Émirats arabes unis ont effectué leur première transaction en yuan.
Si l'on examine la composition des réserves monétaires mondiales, l'évolution vers la dédollarisation pourrait être moins évidente. Mais c'est bien ce qui se passe. Les partisans du "rien à voir" pourraient souligner que le dollar étatsunien domine toujours les réserves monétaires mondiales, avec environ 60 % du total, tandis que le yuan représente moins de 3 %. Mais les instantanés statiques du présent, bien que vrais, ne sont guère utiles pour comprendre ce que l'avenir nous réserve. Selon les tendances actuelles, la part du dollar dans les monnaies de réserve a commencé à se contracter à une vitesse dix fois supérieure à la moyenne des deux dernières décennies. Les banques centrales se débarrassent principalement des dollars au profit de l'or, tandis que les créanciers étrangers - la Chine, le Japon et l'Arabie saoudite en particulier - vendent de plus en plus d'obligations du Trésor étatsunien.
Les progrès de la dédollarisation sont tels que de nombreux responsables politiques occidentaux commencent à reconnaître que cette fois-ci, c'est différent. La semaine dernière, par exemple, Janet Yellen, secrétaire au Trésor étatsunien, a admis que la militarisation du dollar par le biais de sanctions financières risquait de saper son hégémonie en poussant les pays à chercher une alternative, même si sa suprématie n'était pas menacée dans l'immédiat. Deux jours plus tard, Christine Lagarde, présidente de la BCE, a fait une déclaration similaire, reconnaissant qu'il existait désormais "une opportunité pour certains pays cherchant à réduire leur dépendance vis-à-vis des systèmes de paiement et des cadres monétaires occidentaux". Elle a souligné que ces changements n'équivalaient pas à une "perte imminente de domination du dollar étatsunien ou de l'euro", mais qu'ils "suggéraient que le statut de monnaie internationale ne devait plus être considéré comme acquis". La question n'est donc plus de savoir si la dédollarisation est en cours, mais à quelle vitesse.
Les sceptiques, cependant, continuent d'affirmer qu'il existe des obstacles techniques et institutionnels insurmontables au déclin du dollar. Ils soulignent, par exemple, qu'il existe des économies d'échelle qui conduisent à un monopole relatif dans le statut de monnaie de réserve, et que le yuan chinois ne peut pas devenir une véritable monnaie de réserve à moins que les contrôles de capitaux ne soient progressivement supprimés et que le taux de change ne soit rendu plus flexible. En outre, ils affirment qu'un pays doté d'une monnaie de réserve doit accepter - comme l'ont fait les États-Unis - des déficits permanents de sa balance courante afin de satisfaire la demande mondiale pour sa monnaie.
Il faudrait donc que les marchés financiers et les politiques monétaires et économiques de la Chine changent radicalement pour que le yuan remplace le dollar. Ces affirmations sont valables, mais elles passent à côté d'un point fondamental : le processus de dédollarisation est avant tout de nature géopolitique, et non économique. Il ne s'agit pas seulement de trouver un système "efficace", mais de remettre en cause l'hégémonie monétaire occidentale. En outre, la dédollarisation ne signifie pas nécessairement le remplacement du dollar par le yuan, mais la dispersion des actifs de réserve entre plusieurs grandes monnaies et d'autres actifs, tels que les matières premières comme l'or.
Et ce ne serait pas une mauvaise chose. La dépendance du monde à l'égard du dollar rend les économies excessivement exposées aux changements de la politique monétaire étatsunienne, les périodes de relâchement ou, comme aujourd'hui, de resserrement monétaire ayant des répercussions dramatiques sur le reste du monde. Cette situation ne serait pas non plus entièrement au désavantage des Etats-Unis. Comme l'affirment Michael Pettis et Matthew Klein, le système financier international et monétaire actuel n'oppose pas tant les intérêts des nations les unes aux autres que les intérêts de certains secteurs économiques à d'autres secteurs économiques. En d'autres termes, ce ne sont pas les États-Unis dans leur ensemble qui profitent de la domination mondiale du dollar, mais plutôt certains groupes au sein des États-Unis.
En attirant les capitaux aux États-Unis et en leur permettant de se procurer des biens et des ressources étrangers tels que le pétrole, simplement en imprimant leur propre monnaie - ce que Valéry Giscard d'Estaing, ministre de l'économie de de Gaulle, a appelé le "privilège exorbitant" des Etats-Unis - la domination du dollar a indubitablement profité aux élites impériales étatsuniennes : Wall Street, les grandes entreprises mondiales et, surtout, l'establishment de la sécurité nationale. C'est ce qui a permis aux États-Unis de maintenir un régime de guerre perpétuelle, en plus d'exercer une domination financière sur une grande partie du monde.
Mais cela a coûté cher non seulement au reste du monde, mais aussi aux travailleurs, aux agriculteurs, aux producteurs et aux petites entreprises étatsuniennes. Pour les Etats-Unis, soutenir la première monnaie de réserve mondiale a impliqué des déficits commerciaux permanents, ce qui a sérieusement érodé sa capacité industrielle et manufacturière et sa capacité à fournir des emplois bien rémunérés à sa main-d'œuvre - ce que M. Pettis appelle le "fardeau exorbitant" du dollar. La fin de cette suprématie transformerait donc les Etats-Unis en un pays quelque peu "normal" - une puissance régionale parmi d'autres puissances régionales. Tant au niveau mondial qu'à l'intérieur des États-Unis, cette évolution profiterait à pratiquement tout le monde. En effet, les seuls perdants seraient ceux qui ont eu amplement le temps de s'enrichir.
Traduction SLT