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Le journaliste, Lumumba et la fillette abandonnée (Afrique XXI)

par Arezki Metref 18 Février 2024, 09:33 Lumumba Assassinat Belgique Histoire Panafricanisme Serge Michel Colonialisme Néocolonialisme Articles de Sam La Touch

Le journaliste, Lumumba et la fillette abandonnée
Par Arezki Metref*
Afrique XXI, 16.02.24

Le journaliste, Lumumba et la fillette abandonnée (Afrique XXI)

Dans Le Retour de l’Africain blanc (Éditions Domens, 2023), Marie-Joëlle Rupp raconte que sur son lit de mort, Serge Michel, son père, était hanté par deux figures révolutionnaires qui furent ses amis et dont le martyr a scandé la marche heurtée de sa conscience. Il s’agit d’Ali Boumendjel et de Patrice Émery Lumumba.
 

Ali Boumendjel est cet avocat algérien assassiné en mars 1957, en pleine bataille d’Alger, par les parachutistes de Jacques Massu1. Dans ses mémoires, Services spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture (Éditions Perrin, 2001), Paul Aussaresses2 reconnaît avoir fait exécuter le dirigeant du Front de libération nationale (FLN) par ses services. Les assassinats des opposants parfois déguisés en suicides constituaient une méthode caractéristique du pouvoir colonial et néocolonial, en Algérie comme au Congo. Quelques années plus tard, l’apôtre laïc révolutionnaire de la résurrection africaine, Patrice Émery Lumumba, subissait le même sort.

Ces deux personnages emblématiques de la lutte pour les indépendances figurent dans le Panthéon des amitiés militantes de Serge Michel. Ali Boumendjel était dans les années 1940 un cadre de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA), parti de Ferhat Abbas3. C’est dans ce mouvement nationaliste que Serge Michel, venu de France au début des années 1950, s’engagea dans les pas du leader algérien. Il collabora à La République algérienne, l’organe de presse de l’UDMA, où il fut introduit par Ali Boumendjel. Lorsque Ferhat Abbas ralliera le FLN à l’appel d’Abane Ramdane, en avril 1956, Ali Boumendjel et Serge Michel mettront leur expérience au service du FLN et de la lutte armée pour l’indépendance de l’Algérie.
 

Dans le brasier de la lutte anticoloniale

Figure christique (le cinéaste haïtien Raoul Peck lui attribue à raison le qualificatif de prophète dans son film documentaire Lumumba, la mort d’un prophète, réalisé en 1990), Patrice Lumumba a lui aussi croisé le chemin de Serge Michel. Le 4 août 1960, le Premier ministre de la jeune République congolaise arrive à Tunis, où il est l’hôte du président Habib Bourguiba. Il est reçu par les membres du bureau politique du Néo-Destour, « le parti du Combattant suprême ». Le soir même, Lumumba rejoint Carthage pour y passer la nuit. Il y rencontre une délégation du GPRA. Absent en ce « jour interminable et caniculaire où il n’y avait plus d’autre cadran que celui du baromètre », ainsi qu’il le racontera plus tard, Serge Michel ignorait qu’une décision du gouvernement provisoire algérien le pousserait plus avant dans le brasier de la lutte anticoloniale.

Lumumba, dont l’action à la tête du gouvernement du Congo indépendant était en butte à l’hostilité néocolonialiste et impérialiste, est alors régulièrement discrédité par la presse internationale. Il se met en quête d’un expert en communication capable de porter sa parole à travers la presse dominante. Plutôt expérimenté en la matière, le GPRA décide de lui « prêter » l’un des siens. Ce sera Serge Michel, qui portera deux casquettes, celle de représentant du GPRA à Léopoldville (l’actuelle Kinshasa), et celle d’attaché de presse du leader congolais. Le journaliste était rompu à l’affrontement avec la presse internationale hostile aux mouvements de libération nationaux, soit par idéologie, soit par allégeance politique ou financière aux forces colonisatrices. À Tunis, Serge Michel était le porte-parole du GPRA auprès de la presse occidentale, dans laquelle la cause indépendantiste algérienne ne comptait pas que des amis.

En janvier 1961, Patrice Lumumba est assassiné. Serge Michel aura passé sept semaines à ses côtés. Quelques mois plus tard, encore sous le choc, il écrira Uhuru Lumumba, publié en 1962 chez Julliard. L’ouvrage a été réédité aux éditions Terrasses en 2023.

Avant de plonger dans ce journal de bord à la fois truculent et tragique, il convient de planter le décor de ce drame. Marie-Joëlle Rupp a recueilli le témoignage de Serge Michel sur les circonstances de la rencontre entre les deux hommes. Selon le journaliste, « c’est Diallo Telli, l’ambassadeur de Guinée aux États-Unis, où Lumumba venait de se rendre en voyage officiel, qui lui avait recommandé d’entrer en contact avec [lui] ». Patrice Lumumba avait exprimé son soutien à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Au nom de l’unité africaine, « il avait réclamé l’envoi au Congo de conseillers militaires, juridiques et techniques algériens », peut-on lire dans l’ouvrage de Marie-Joëlle Rupp.


« La même arrogance des mêmes privilégiés »

Lumumba était alors l’homme à abattre. Le 30 juin 1960, à l’occasion de l’investiture du président Joseph Kasavubu, dont il était le Premier ministre, Lumumba prononçait un discours devant le roi des Belges dans lequel il annonçait la couleur. Il mettait un terme au privilège des anciens maîtres du Congo et à leurs visées sur ses richesses minières. 

Voici donc Serge Michel en route pour Léopoldville afin de rejoindre le front constitué par Lumumba face aux camarillas pro–belges et à la large hostilité internationale guidée par les États-Unis et la CIA, qui l’accusent de connivence avec l’URSS. Lumumba rentrait alors des États-Unis, où aucun officiel n’avait accepté de le recevoir et où la grande presse lui avait consacré des manchettes assassines. Le 8 août 1960, Serge Michel arrive dans la capitale congolaise après un vol Tunis-Milan et trois jours d’attente dans la ville italienne avant de trouver un courrier de la Sabena4 en direction de Léopoldville. Le climat y est explosif, raconte-t-il dans son journal. Sitôt débarqué, il constate : « C’était la version belge des ultras racistes que je retrouvais là. » Il observe la « même arrogance des mêmes privilégiés », bien que les Belges soient « moins techniquement politisés ».

Casse-tête : comment se rendre chez le Premier ministre ? Il s’adresse en français à un employé belge de l’aéroport, lequel lui répond en flamand qu’il ne comprend pas le français. Serge Michel lui repose la question en allemand. Alors l’employé lui répond en français qu’il n’est pas de service. Puis il interroge un policier qui n’en sait rien. Un douanier n’en saura pas davantage. Il avise l’attaché de presse du Premier Ministre assis sur la route, dans l’attente d’un taxi et subissant le « baptême du sang » sous l’assaut de nuées de petits moustiques verts. Un camionneur coiffé d’une casquette de colonel d’aviation l’installe dans sa camionnette.

Arrivé à la villa du Premier ministre, il se présente devant un huissier. Deux députés le précèdent, l’un du Mouvement national congolais (MNC), le parti de Lumumba, l’autre du Conakat, la formation de Moïse Tshombé. « Sur une petite table basse, une revue, Le Congo belge, ornée d’un portrait de l’ancien gouverneur », précise-t-il dans son journal. Le débat exalté qui finira par l’élimination de Lumumba commence là, entre les deux députés. L’un trouve le gouvernement de Lumumba nocif pour le pays, l’autre pointe les forces colonialistes.

 

Un immense panier de crabes

Une ruche bourdonne autour du Premier ministre. Arrivé à Léopoldville, c’est la pagaille. Un « professionnel de l’indiscrétion », qui l’a précédé in situ, l’affranchit : « Ici, c’est le Texas, la jungle, méfie-toi de tout le monde. »

Tout le monde ? Des Belges, et il y en a partout. Des curés, et ils ne sont pas franchement en faveur de Lumumba et de la libération de l’Afrique. On annonce à Serge Michel la présence dans la ville de Henri-Paul Eydoux, le chef de cabinet de Jacques Soustelle, ex-ministre des Colonies et futur sympathisant de l’Organisation armée secrète (OAS). Manquait plus que ça : des flics français pour assurer la sécurité de Lumumba et de son entourage, donc de Serge Michel, lui-même recherché par ces mêmes flics français pour délit d’anticolonialisme actif ! Tout le monde grenouille autour du Premier ministre rebelle. « L’ONU, l’ambassade de France, un général africain, les Américains », constate-t-il.

Devant cet immense panier de crabes, un autre « professionnel de l’indiscrétion », un gars du Maghreb Circus, ce club de journalistes qui couvre les activités du GPRA à Tunis, édifie Serge Michel en le poussant à prendre du recul. « Penses à tes gosses ! » Il lui conseille : « Vois ça dans cinquante ans ! »

Lumumba, en dépit de sa charge de travail et de sa fragilité sécuritaire, trouve le temps de signer le décret intronisant Serge Michel attaché de presse. Le texte précise que ce dernier est chargé de la liaison entre la presse et le Premier ministre, des relations de celui-ci avec la presse internationale, de la préparation des conférences de presse (Lumumba en donnera un certain nombre durant son bref passage au pouvoir), de la publication des interviews, de la propagande et de la diffusion d’ouvrages émanant du gouvernement et du Premier ministre. Les charges sont si étendues que, quelques instants à peine après la publication du décret, le téléphone sonne. Serge Michel décroche. Anicet Kashamura, le ministre de l’Information de Lumumba, qui vient de lire la liste des attributions, s’étonne : « Et moi, qu’est-ce que je fais ? »


« Ils ont peur »

Lumumba désigne un coin de bureau à Serge Michel. Mais l’endroit est déjà « occupé par une demi-douzaine de gentlemen ». Tous attachés de presse de Lumumba… Ils ne veulent pas de l’intrus. Il faut que Lumumba s’en mêle pour que le militant anticolonialiste soit accepté. Lumumba est obligé de préciser que « trois personnes seulement sont autorisées à pénétrer dans son bureau ou chez lui : son secrétaire, son attaché de presse [Serge Michel, donc, NDLR] et son chef de cabinet ».

Grâce à cette proximité avec Lumumba, Serge Michel est aux premières loges pour saisir le danger, mais il a aussi le privilège d’une vue exclusive sur la noria des figurants plus ou moins intelligents qui s’affairent dans l’entourage du Congolais. Ainsi, quelque temps après son arrivée à Léopoldville, il remarque l’entrée dans le cabinet de Lumumba d’un « officier belge de race probablement congolaise, stick négligent, short court, lunettes d’intellectuel bavarois, mégot méprisant : Joseph Mobutu, colonel ». Cet ancien journaliste devenu haut gradé dans l’armée belge fut un ami de Lumumba. Mais c’est lui qui creusera la tombe du Premier ministre.

Le complot est en route. Lumumba le sait. La presse occidentale et américaine se déchaîne contre lui. « Cet homme est dangereux », titre le quotidien français Le Figaro (cité par Serge Michel). Un journal catholique belge le couvre d’ignominie : il coucherait avec n’importe qui. Mais Lumumba sait que cela fait partie de la guerre que lui ont déclarée ses ennemis. Il s’en ouvre à son ami et attaché de presse : « Ils ont peur. » Ils ont peur de lui, car, pour eux, « un Congolais, un Africain est avant tout un nègre et ce qu’ils en connaissent, c’est ce qu’en dit le dictionnaire : esclave noir ! » Ils n’acceptent pas que cet « esclave » se lève en homme libre pour proclamer que l’Afrique doit s’unir pour se libérer.

Un autre sinistre personnage s’active dans les parages : Moïse Tshombé, l’homme de l’Union minière. Les journalistes occidentaux, qui participent à une conférence de presse de Lumumba préparée par Serge Michel, ne cessent de louanger ce « croisé pour la défense de la civilisation occidentale ». C’est lui, Tshombé, qui tuera Lumumba, avec la complicité de Mobutu, et selon un plan concocté par les services américains et belges.


Père fantôme

Cette expérience de résurrection révolutionnaire de l’Afrique menée par un de ses enfants, que décrit Serge Michel de sa plume d’écrivain, aura duré à peine deux mois. Soixante jours qui entreront dans le livre de la liberté (uhuru) et qui resteront gravés dans la mémoire qui jamais ne s’efface.

Ces quelques semaines ont marqué par ricochet Marie-Joëlle Rupp. Elles font partie de l’histoire de son père. Elle les reçoit par transmission mais aussi avec cette volonté farouche de transmettre à son tour cet héritage. Serge Michel, « l’Africain blanc », comme elle le nomme, a longtemps incarné pour la fillette qu’elle a été le visage de l’absence, de la béance paternelle. Elle grandira avec ce manque, jouant à cache-cache avec l’ombre évanescente de ce père fantôme qu’elle idéalise et dont elle ignore tout ou presque. Tandis qu’elle se claquemure dans la douleur verrouillée de cette absence, elle grandit dans une citoyenneté française marquée par la guerre d’Algérie et les soubresauts du monde postcolonial. Elle ignore bien entendu que le père prodigue se consume dans le brasier révolutionnaire africain qui paraît si loin et même si exotique pour le Français moyen.

Bientôt, cependant, elle s’apercevra qu’il n’en est rien et que si Serge Michel, pseudonyme adopté pour échapper aux polices coloniales, est allé vers l’Algérie combattante puis l’Afrique en ébullition, c’est l’Algérie et l’Afrique qui viendront à elle.

C’est encore Lumumba qui revêtira la figure de la providence dans cette histoire, puisqu’en 1997, alors que, croyant son père mort, elle a cessé de le rechercher, elle constate à l’occasion de la rediffusion à la télévision du film documentaire de Raoul Peck qu’il est toujours vivant. Mieux, elle apprend qu’il vit dans la région parisienne. Toutes les années d’absence, d’attente, perdent d’un coup leur mystère. Elle retrouve ce flamboyant père de légende dans la peau d’un vieillard malade, couché sur un lit d’hôpital. Mais s’il a perdu sa superbe, il a gardé intactes son aura et sa mémoire. C’est ainsi que s’amorce la rencontre entre la fille abandonnée et le compagnon du « prophète », une vie à l’envers, un conte à rebours qui s’achèvera trois mois plus tard, à la mort de Serge Michel, le 24 juin 1997.

 

Reprise de flambeau

C’est cette quête et son aboutissement que Marie-Joëlle Rupp raconte dans Le Retour de l’Africain blanc. Comme son père, qui transforma son carnet de bord des jours passés auprès de Lumumba en véritable roman, Marie-Joëlle Rupp aura du mal à convaincre le lecteur que ce récit strictement autobiographique n’est pas une fiction romanesque. Le retour de Serge Michel auprès de sa fille n’est pas la fin de l’histoire. C’est une nouvelle page qui s’ouvre et qui finira elle-même par être transmise.

Saisissant cet héritage recueilli in extremis durant les derniers jours de Serge Michel - héritage de vécu, d’idées, de contenu politique, de la conscience des enjeux historiques -, Marie-Joëlle Rupp entamera une nouvelle vie, faisant siens les combats de son père. Tout comme Serge Michel, elle mettra en pratique cet engagement par la voie de l’écriture. Et tout comme pour son père, l’écriture sera pour elle un moyen de libérer les peuples d’une pensée asservie. Elle deviendra biographe des militants anticolonialistes5. Elle s’intéressera, à travers le journalisme et le cinéma, à l’Algérie dans sa complexité postcoloniale et au phénomène migratoire comme conséquence de la colonisation. Elle se rapprochera des combats du continent et s’appliquera à donner un contenu actualisé à la nécessité des indépendances africaines.

 

 

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