Pourparlers de Pyongyang - Comment Pompeo met la charrue avant les boeufs
Article originel : Pyongyang Talks - How Pompeo Put The Cart Before The Horse
Moon of Alabama, 08.07.18
Le secrétaire d'État US, Pompeo, vient de se rendre en Corée du Nord pour faire avancer l'ordre du jour sur lequel les présidents Trump et Kim JongUn s'étaient mis d'accord à Singapour. La visite ne s'est pas bien passée :
Les détails de ce qui s'est passé derrière des portes closes restent flous. Il est difficile de dire si Pompeo a ennuyé son homologue, ou s'il a trop insisté, ou si les Nord-Coréens reviennent tout simplement à leurs tactiques consistant à souffler le chaud et le froid. Sauf que le régime s'est assuré d'avoir le dernier mot, et ce n'était pas agréable.
Alors qu'il partait, Pompeo a déclaré aux journalistes que les conversations étaient "productives et de bonne foi". Quelques heures plus tard, les médias d'Etat nord-coréens ont publié une déclaration qui ne le mentionnait pas par son nom, mais qui qualifiait les exigences qu'il présentait à la "manière d'un gangster".
L'administration Trump a depuis longtemps défini son objectif en tant que DCVI, le "démantèlement complet, vérifiable et irréversible" du programme d'armes nucléaires de la Corée du Nord. Après avoir exercé une "pression maximale" sur la Corée du Nord par le biais de sanctions internationales, les États-Unis estimaient que les mesures prévues depuis longtemps pour entamer des pourparlers avec ses adversaires étaient déjà la reddition totale qu'ils espéraient. D'une manière ou d'une autre, le peuple est devenu convaincu que la Corée du Nord abandonnerait ses armes nucléaires. D'après un article du Washington Post :
Au milieu de l'examen de plus en plus minutieux de l'engagement de la Corée du Nord à renoncer à ses armes, Pompeo s'est rendu à Pyongyang pour tenter de mettre au point les détails d'un plan de dénucléarisation. Alors que le secrétaire d'État a déclaré aux journalistes que des progrès avaient été réalisés "sur presque toutes les questions centrales" et qu'il s'agissait de "négociations de bonne foi", la Corée du Nord a déclaré que l'attitude des États-Unis, qui exige la dénucléarisation, était "regrettable".
"L'engagement de la Corée du Nord à renoncer à ses armes" est présenté comme un fait dans les médias étatsuniens. Cependant, la Corée du Nord n'a jamais pris un tel engagement. Dans les déclarations, elle a accepté de faire de la dénucléarisation un objectif d'aspiration qui ne sera atteint qu'après la normalisation des relations économiques et militaires et après qu'un traité de paix aura été conclu ou signé. Le bilan est clair à cet égard.
En avril, le président de la Corée du Sud, Moon Jae-in, et le président de la Corée du Nord, Kim Jong-un, se sont rencontrés à Panmunjom et ont signé une déclaration commune pour la paix, la prospérité et l'unification de la péninsule coréenne. La déclaration comportait trois points principaux numérotés, chacun avec une liste d'alinéas. Le premier point principal concerne les relations intra-coréennes, y compris les relations économiques, le deuxième point concerne l'apaisement des tensions militaires, le troisième point concerne un accord de paix. Le deuxième alinéa du troisième point principal énonce un processus de désarmement étape par étape :
La Corée du Sud et la Corée du Nord ont convenu de procéder au désarmement par étapes, à mesure que les tensions militaires s'atténuent et que des progrès substantiels sont réalisés dans le renforcement de la confiance militaire.
Le troisième point concerne un traité de paix qui inclut les États-Unis et la Chine. Ce n'est que le quatrième alinéa du troisième point principal et le dernier de l'ensemble de la déclaration qui mentionne un objectif de dénucléarisation dans un contexte plus large :
La Corée du Sud et la Corée du Nord ont confirmé l'objectif commun de réaliser, par la dénucléarisation complète, une péninsule coréenne exempte d'armes nucléaires. La Corée du Sud et la Corée du Nord sont d'avis que les mesures prises par la Corée du Nord sont très significatives et cruciales pour la dénucléarisation de la péninsule coréenne et sont convenues de s'acquitter de leurs rôles et responsabilités respectives à cet égard. La Corée du Sud et la Corée du Nord ont convenu de rechercher activement l'appui et la coopération de la communauté internationale pour la dénucléarisation de la péninsule coréenne.
La dénucléarisation du Nord et du Sud est le dernier point d'un long programme qui sera réalisé "par étapes" ou pas à pas. L'ensemble du document décrit un ordre chronologique dans lequel l'ensemble des tâches sera effectué.
En juin, Kim Jong-un a rencontré le président étatsunien Trump à Singapour. Un "gel pour gel" - l'arrêt des essais nucléaires et des missiles en échange d'un arrêt des manœuvres militaires - a été convenu. Une déclaration commune a été signée avec une liste des tâches futures dans un ordre chronologique similaire à celui de la Déclaration de Panmunjeom (numérotation ajoutée) :
Le président Trump et le président Kim Jong Un ont procédé à un échange de vues complet, approfondi et sincère sur les questions liées à [1] l'établissement de nouvelles relations entre les États-Unis et la RPDC et [2] la mise en place d'un régime de paix durable et solide dans la péninsule coréenne. Le président Trump s'est engagé [3a] à fournir des garanties de sécurité à la RPDC, et le président Kim Jong Un [3b] a réaffirmé son engagement ferme et inébranlable en faveur d'une dénucléarisation complète de la péninsule coréenne.
Le programme détaillé dans ce paragraphe est répété dans une liste détaillée et numérotée :
Le président Trump et le président Kim Jong Un déclarent ce qui suit :
1. Les Etats-Unis et la RPDC s'engagent à établir de nouvelles relations entre les Etats-Unis et la RPDC conformément au désir de paix et de prospérité des peuples des deux pays.
2. Les États-Unis et la RPDC uniront leurs efforts pour établir un régime de paix durable et stable dans la péninsule coréenne.
3. Réaffirmant la Déclaration de Panmunjom du 27 avril 2018, la RPDC s'engage à œuvrer à la dénucléarisation complète de la péninsule coréenne.
La dénucléarisation du nord et du sud est à nouveau décrite comme un objectif ambitieux et comme le dernier élément d'une longue liste.
La déclaration de Panmunjeom et la déclaration de Singapour sont les seuls engagements publics que la Corée du Nord a pris. Les deux décrivent des étapes numérotées qui doivent être prises par les deux parties l'une après l'autre. La dénucléarisation est la dernière étape.
Maintenant, Pompéo est venu à Pyongyang et a demandé des détails sur le programme nucléaire de la Corée du Nord et comment elle prévoit de l'abandonner. Pour autant que nous le sachions, il n'a pas parlé du point 1, "l'établissement de nouvelles relations entre les Etats-Unis et la République populaire démocratique de Corée" qui comprendrait l'ouverture d'ambassades et l'engagement économique. Il n'a pas parlé du point 2, "un régime de paix durable et stable", c'est-à-dire un traité de paix. Il n'a pas parlé du 3a, les "garanties de sécurité pour la RPDC". Le seul point dont il ait parlé était l'alinéa 3b, le dernier point de la liste.
L'administration Trump a mis la charrue avant les boeufs et se demande maintenant pourquoi cela n'a pas fonctionné.
Après que Pompeo ait quitté Pyongyang, la Corée du Nord a publié une déclaration condamnant le fait que Pompeo n'ait pas respecté la liste des points :
[L]e côté étatsunien n'est venu qu'avec sa demande unilatérale de dénucléarisation à la manière d'un gangster, appelant simplement à la DCVI à la déclaration et à la vérification, ce qui va à l'encontre de l'esprit de la réunion au sommet et des pourparlers de Singapour.
La partie étatsunienne n'a jamais mentionné la question de l'établissement d'un régime de paix dans la péninsule coréenne, qui est essentiel pour désamorcer les tensions et prévenir une guerre. Elle a même pris une position où elle a laissé entendre qu'elle reviendrait même sur la question pour laquelle elle avait convenu de mettre fin au statut de guerre sous certaines conditions et sous certaines excuses.
Quant à la question de l'annonce de la fin de la guerre à une date rapprochée, c'est le premier processus de désamorçage des tensions et d'établissement d'un régime de paix durable dans la péninsule coréenne, et en même temps, c'est un premier facteur de confiance entre la RPDC et les États-Unis. Cette question a également été stipulée dans la Déclaration de Panmunjom comme une tâche historique pour mettre fin au statut de guerre dans la péninsule coréenne qui dure depuis près de 70 ans. Le président Trump s'est également montré plus enthousiaste sur cette question lors des pourparlers au sommet RPDC-États-Unis.
D'abord la paix, puis la dénucléarisation.
La déclaration poursuit en louant Trump tout en condamnant ses sous-fifres :
Un accord précieux a été conclu en si peu de temps lors des pourparlers au sommet de Singapour, une première dans l'histoire des relations entre la RPDC et les États-Unis. Cela s'explique par le fait que le président Trump lui-même a déclaré qu'il irait vers un règlement des relations entre la RPDC et les États-Unis et la question de la dénucléarisation de la péninsule coréenne d'une nouvelle manière.
Si les deux parties renonçaient à la nouvelle voie convenue lors du sommet et reprenaient l'ancienne voie, le sommet de Singapour, qui fait date, n'aurait plus de sens...
...
Nous vouons toujours notre confiance au Président Trump.
Les États-Unis devraient se demander sérieusement si l'acceptation d'une approche contraire aux volontés des deux principaux dirigeants répondrait aux aspirations et aux attentes des peuples du monde ainsi qu'aux intérêts de leur pays.
C'est un point très intéressant. La Corée du Nord dit à Trump que son personnel sabote le "précieux accord" qu'il a conclu.
Il ne fait guère de doute que c'est le cas. Comme l'explique chinahand aka Peter Lee (vidéo recommandée), "saboter la paix coréenne est aussi étatsunien que l'Apple pie".
Le conseiller à la sécurité nationale de Trump, John Bolton, a une longue histoire de sabotage des pourparlers avec la Corée du Nord. C'est probablement John Bolton qui a organisé les récentes fuites de renseignements concernant les travaux continus de la Corée du Nord sur ses programmes de missiles. En mars, avant de se joindre à l'administration Trump, Bolton est allé sur Fox News et a parlé du sommet Trump-Kim. Il est d'avis (@4'10") que le but de la réunion était, à son avis, de...
".... raccourcir le temps que nous allons perdre dans des négociations qui ne produiront jamais le résultat que nous voulons, à savoir l'abandon par Kim de son programme nucléaire."
Si un tel engagement des faucons était le but de la réunion Trump-Kim, alors le point final est presque atteint. Trump pourrait maintenant twitter le mensonge que Kim l'a "trahi" et "n'a pas rempli son engagement", celui qu'il n'a jamais fait. L'establishment étatsunien, les spécialistes de la Corée et les médias grand public se sont tous opposés à ces pourparlers. Ils veulent la dénucléarisation complète de la Corée du Nord sans lui donner beaucoup - si ce n'est rien - en retour. Ils applaudiraient Trump s'il arrêtait les pourparlers et faisait monter les tensions.
Mais Trump pourrait vraiment vouloir obtenir le prix Nobel de la paix. Il n'en aura pas pour avoir atomisé Pyongyang. Il devra (d'abord) faire la paix. Il devra ordonner à Pompeo de retourner à Pyongyang et de parler de l'ouverture des ambassades et du processus de paix avant de soulever la question de la "dénucléarisation". Il devra dire à Bolton d'arrêter ses jeux.
Trump peut aussi avoir un autre but en tête. La Chine est le principal concurrent des États-Unis, tant en Asie qu'à l'échelle mondiale. La Corée du Nord est l'atout de la Chine contre Trump, un état proxy qui peut être utilisé pour composer des tensions et pour garder les États-Unis occupés quand bon lui semble. Si Trump veut vraiment s'en prendre à la Chine, neutraliser d'abord la Corée du Nord (et la Russie ?) est une étape souhaitable.
Ce que Trump veut vraiment n'est pas discernable. Il se peut fort bien qu'il n'ait pas pris sa décision ou qu'il change de position au fil des jours.
Traduction SLT