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Le burkini comme le voile, projection fétichiste d'un passé colonial non digéré (Repubblica.it)

par Annamaria Rivera 8 Septembre 2016, 04:20 Burkini France Colonialisme Polemique Articles de Sam La Touch

 

   
Annamaria Rivera
 
Traduit par  Fausto Giudice Фаусто Джудиче فاوستو جيوديشي

 

Pour qui, comme moi, s'est occupée systématiquement des "affaires de voiles" récurrentes, les arrêtés municipaux français interdisant le "burkini"et le battage et politique et médiatique qui les ont accompagnés, apparaissent aussi comme un cas d'hystérie politique, pour reprendre la formule proposée en 2004 par Emmanuel Terray. L'anthropologue précisait que, par cette formule, il entendait désigner le comportement propre à une communauté qui, se sentant menacée, impuissante, blessée dans son narcissisme, fuit "la situation réelle qui la met à l'épreuve, en en construisant une image déformée et fantasmée"  de cette réalité, et se trompant par là de cible.

Comme on le sait, la campagne contre le «voile islamique», inaugurée en 1989, a finalement débouché sur la loi française controversée de 2004, qui interdit à l'école publique les signes religieux dits ostentatoires, dans les faits, le seul hijab. Cette fois-ci, en revanche, et heureusement, pour contrer l'hystérie politique il y a eu l'avis du Conseil d'État, la plus haute juridiction administrative de France, qui a jugé les arrêtés municipaux interdisant le "burkini" comme une attaque contre les libertés fondamentales, grave et manifestement illégale; et, peu après, le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme a déclaré  que la parité des genres ne peut être obtenue en réglementant d'en haut comment les femmes doivent s'habiller.

 

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Paris, 11 avril 2011: arrestation de Kenza Drider, qui protestait devant Notre-Dame contre la loi anti-niqab entrée en vigueur le même jour

 

 

Comme cela a été le cas avec le «voile», le «burkini» (inventé il y a onze ans par une styliste et nullement destiné aux seules musulmanes) a été totalement privé de sa polysémie et découplé des femmes en chair et en os qui le portent, généralement évoquées par le terme abstrait et générique de " femme musulmane", privées de fait de voix et de subjectivité, pour être  réduites à un objet de discours, de cris, de législation, de médiatisation, quand ce n'est pas de calomnies et d'agressions. En un mot, expropriées de leurs raisons et motivations, qui sont variables et multiples, pas toutes imputables à un acte de domination masculine, au contraire, dans de nombreux cas, liées à un choix libre, et même pour suivre une mode.

On n'a pas besoin d'être spécialiste en anthropologie pour savoir que le sens de la pudeur, de la décence, les coutumes vestimentaires changent selon les époques, les sociétés, les cultures, les classes sociales, les minorités, les individus. Il suffit de rappeler que, jusqu'au début du XXème siècle, le fait de se couvrir entièrement avec des vêtements était considéré comme une coutume propre aux civilisés, en particulier les bourgeois, alors que la nudité était considérée comme un signe distinctif des «sauvages». Par conséquent, faire un absolu et  imposer comme éternelle et universelle "notre" actuelle tenue de plage féminine la plus commune est non seulement de l'intolérance, mais aussi antihistorique. Croire que la liberté des femmes se mesure aux centimètres de leur corps exposés au regard des autres, c'est porter tort à la dignité des femmes. Pour ne pas dire, comme nous l'a enseigné Roland Barthes, que  la valeur esthétique et érotique inhérente au vêtement réside justement dans le jeu consistant à masquer certaines parties du corps, qu'elles soient vastes ou restreintes.

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Bref, comme le «voile», le «burkini» est, essentiellement, un objet fétichiste construit par le discours hégémonique, qui sert à évoquer une différence, postulée comme irréductible, entre «nous» et «eux». La fétichisation de telle ou telle pièce de vêtement, et la stigmatisation de celles qui la portent renvoient à un enchevêtrement de questions qu'on peut synthétiser ainsi : le rapport entre la majorité et les minorités, et en particulier le statut des personnes présumées de confession musulmane. Cela a à voir, à son tour, avec un passé colonial qui ne passe pas et la montée d'un racisme essentiellement anti-arabe, surtout dans la foulée des attentats de matrice islamiste/terroriste.

Les dernières décennies ont vu dans l'Hexagone une aggravation significative de la condition sociale de la population "d'origine africaine", en particulier maghrébine. La ségrégation  territoriale et la gestion policière, de type colonial, des cités et des «quartiers sensibles» se sont accentuées. Et la discrimination, en particulier en matière d'emploi, a conduit à une situation où les gens des minorités sont quasiment castés. En fait, la majorité des personnes descendantes de l'immigration postcoloniale n'ont aucun espoir de mobilité sociale, elles sont condamnées à hériter du statut de leurs parents ou grands-parents, si ce n'est à être déclassées. La possibilité d'insertion professionnelle est très floue, tant il est vrai que - comme des études officielles le révèlent - un/e jeune qui a un nom à consonance arabe ou sub-saharienne a beaucoup moins de chances d'être convoqué/e  pour un entretien d'embauche, que quelqu'un de franco-français avec le même niveau d'éducation et de compétence.

C'est presque un pléonasme d'ajouter que la discrimination fondée sur le genre fait que les femmes "d'origine africaine", surtout si elles sont présumées être musulmans, sont doublement pénalisées. Il est donc d'autant plus grotesque de prétendre que l'interdiction du "burkini" viserait à libérer les femmes «islamique» des chaînes du machisme et du patriarcat. Il  n'y a pas à s'étonner que ce soit le discours de Manuel Valls, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen, qui en ont fait un cheval de bataille pour l'imminente campagne présidentielle. Il est cependant étrange que la définition d'une violation aussi flagrante de la liberté individuelle comme acte de liberté vienne de certaines de nos post-féministes.

Il y a, parmi elles, celles qui divaguent en généralisant au sujet de la «femme musulmane» (toujours au singulier), qui serait prisonnière de la sharia, y compris dans les pays, sans exception, impliqués dans ce qu'on a appelé le printemps arabe. Elles ignorent, pour donner un exemple, que depuis le lointain 1956, la Tunisie s'est dotée d'un Code du statut personnel qui a établi l'égalité entre les sexes dans chaque domaine et a institué le divorce civil. Alors qu'en Italie il ne sera introduit définitivement dans l'ordre juridique  qu'en 1974. Pour ne pas parler de la vivacité et de la combativité politique de tant de femmes tunisiennes d'aujourd'hui, de la présence d'un mouvement féministe articulé et aussi d'associations LGBT qui luttent contre l'homophobie (rappelons en passant que l'article du Code pénal tunisien qui punit les relations homosexuelles n'est pas d'inspiration «islamique», mais un legs de la colonisation française).

Il y a aussi celles qui prennent parti en faveur de l'interdiction, arguant que le "burkini" et le hijab seraient "inconfortables." Mais on se garde bien de suggérer d'interdire aux femmes européennes certaines chaussures dangereuses à  talons aiguille vertigineux, redevenues à la mode dans la foulée du processus inexorable de marchandisation du corps des femmes.

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Et cela vaut la peine de citer ici un «détail» intéressant de l'histoire du féminisme italien. Au milieu des années 70, les féministes que nous étions ont soudain abandonné minijupes, jeans moulants et talons aiguilles (précisément) en faveur de jupes longues à fleurs, de blouses brodées et de sabots en bois. Cette manière de s'habiller si féminine était, au fond, une manière ironique d'inverser la stigmatisation: la transformation du signe d'une  appartenance dévaluée en emblème exhibé avec fierté, selon le modèle classique du black is beautiful. Cette nouvelle sémantique d'un style qui selon l'opinion commune évoquait une féminité dépassée  est devenue la marque extérieure du manifeste du mouvement: la critique de l'émancipationnisme, le droit de redéfinir sa propre appartenance singulière de genre, le refus de la réification du corps féminin.

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Un des styles très diversifiés de la hijab fashion: le hijab rock

 

 

Certaines jeunes Tunisiennes qui ont participé au soulèvement populaire qui a renversé le régime benaliesque n'ont pas fait autrement. Puisque sous Ben Ali le hijab était interdit dans les lieux publics, y compris les écoles et les universités, et que les jeunes qui le portaient étaient souvent convoquées au poste de police et lourdement menacées, après la chute du régime elles n'ont pas été rares à l'adopter, souvent avec la mini-jupe.

Pour comprendre le degré de violence derrière l'interdiction du "burkini" il suffit de regarder la séquence de photographies documentant le blitz (l'un d'une longue série) opéré par quatre policiers municipaux, armés de matraques et de sprays de gaz poivre, sur une plage de Nice le 23 août dernier, cette fois-ci contre une dame se reposant sur la plage, même pas en "burkini", mais habillé «excessivement» (la tête couverte d' un foulard et le corps d'une tunique), humiliée et forcée à se déshabiller sous les yeux des baigneurs-ses respectueux-ses des lois, donc presque nus-es. Qu'y a-t-il de plus macho, et même fasciste, qu'un tel comportement?

En fait, le dévoilement et la dénudation ont souvent été utilisés pour humilier, annihiler, déshumaniser l'autre, surtout l'autre féminine. Il n'y a pas besoin d'évoquer les camps de concentration nazis. Il suffit de mentionner l'obsession coloniale du dévoilement des Musulmanes. C'est Frantz Fanon, entre autres, qui a rappelé la cérémonie qui a eu lieu à Alger le 13 mai 1958, quand, sur le Forum, les femmes furent amenées ou contraintes monter sur le podium pour brûler leurs voiles. La puissance coloniale voulait ainsi montrer que sa «mission civilisatrice» visait également à émanciper les femmes indigènes. Bien que près de soixante ans soient passés, la tentation de civiliser les nouvelles indigènes perdure.

Version modifiée et augmentée  de l'article publié par il manifesto du 2 septembre 2016

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