Avec ses drones, la Turquie se tourne-t-elle vers le hard power en Afrique ?
Article originel : Turkey and its drones in Africa - a switch to hard power?
Par Yusuf Selman Inanc.
Middle East Eye
Le drone Bayraktar TB2 de fabrication turque, photographié en 2019 sur la base aérienne militaire de Geçitkale, dans la République turque autoproclamée de Chypre du Nord (AFP)
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a renforcé les liens d’Ankara avec plusieurs pays africains via une série de ventes de drones.
Le voyage de quatre jours du président turc Recep Tayyip Erdoğan en Afrique la semaine dernière, ponctué d’étapes au Nigeria, en Angola et au Togo, n’a guère été un sujet d’actualité en Turquie.
Au lieu de cela, les médias d’État turcs ont adopté un ton promotionnel en soulignant les efforts humanitaires du pays et son approche dénuée de colonialisme vis-à-vis du continent, mais aussi en relayant les propos formulés lundi dernier par Erdoğan à Luanda, capitale de l’Angola.
« Nous, Turcs, rejetons les approches orientalistes centrées sur l’Occident à l’égard du continent africain », a-t-il indiqué au président angolais João Lourenço. « Nous donnons l’accolade aux peuples du continent africain sans discrimination ».
La cour que la Turquie fait à l’Afrique n’est pas une nouveauté. La proximité géographique, la vaste base de consommateurs et les ressources naturelles de ces pays ont offert à Ankara une opportunité de concrétiser ses objectifs nationaux et régionaux.
Au cours des deux dernières décennies, la Turquie n’a cessé de développer ses missions diplomatiques, d’accroître le volume de ses échanges commerciaux et d’intensifier ses efforts humanitaires dans les pays africains.
Aujourd’hui, à la lumière d’une série de ventes de drones permettant la propagation des drones turcs à travers l’Afrique ainsi que des interventions récentes dans deux pays africains, certains analystes estiment que la Turquie pourrait renoncer à son soft power pour devenir un acteur décisif de la politique africaine.
« Son rôle en Somalie ainsi qu’en Afrique de l’Ouest et, plus récemment, son engagement militaire en Libye montrent clairement que la Turquie veut étendre son influence sur le continent », affirme à Middle East Eye Ibrahim Bachir Abdoulaye, chercheur spécialiste des relations Turquie-Afrique à l’Université de Bayreuth, en Allemagne.
La propagation des drones turcs
Ces dernières années, les drones turcs ont gagné en popularité sur le marché international, attirant même des pays occidentaux comme l’Ukraine, la Pologne et – selon les informations relayées – le Royaume-Uni.
Ils ont également rallié les côtes africaines. Fin septembre, un premier lot de drones armés turcs est arrivé en Tunisie malgré les tensions bilatérales à la suite du coup de force du président tunisien Kais Saied en juillet.
C’est ensuite le Maroc qui a étendu son inventaire militaire avec des drones turcs. Cette acquisition est intervenue dans un contexte d’intensification des tensions entre l’Algérie et le Maroc – et en dépit des bonnes relations que la Turquie semble entretenir avec l’Algérie.
Au début du mois, African Intelligence a rapporté que l’armée rwandaise convoitait les drones turcs dans le cadre de ses opérations militaires au Mozambique. Bien que les deux parties n’aient formulé aucun commentaire officiel sur la vente de ces drones, la Turquie a déjà développé des relations avec le pays en construisant le plus grand stade couvert du Rwanda dans sa capitale, Kigali.
L’Éthiopie s’intéresse elle aussi aux drones turcs. Bien que les détails demeurent secrets en raison du litige entre Addis-Abeba et Le Caire autour du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne, l’Éthiopie et la Turquie auraient conclu un accord de vente, selon Reuters.
Avec cette opération, la Turquie ajouterait un nouvel investissement à son portefeuille éthiopien, qui comprend déjà des usines textiles, un chemin de fer et plusieurs sociétés d’infrastructure, et deviendrait le deuxième investisseur étranger dans le pays, derrière la Chine.
Enfin, le Nigeria a exprimé son intérêt pour les drones turcs ; Bello Muhammad Matawalle, le gouverneur de l’État de Zamfara, a notamment déclaré qu’ils aideraient l’armée nigériane à lutter contre le crime organisé.
Les intérêts turcs en Afrique
Les efforts déployés par la Turquie pour étendre son influence en Afrique remontent à 2005, proclamée « année de l’Afrique » par le gouvernement turc, qui a lancé des missions diplomatiques, initié des accords commerciaux et ouvert des liaisons aériennes.
Au cours des dix-neuf dernières années, Erdoğan s’est rendu dans près d’une trentaine de pays du continent, surclassant ainsi tous les autres dirigeants non africains. La Turquie a multiplié les missions diplomatiques sur le continent, dont le nombre est passé de 12 en 2002 à 43 en 2021, tandis que Turkish Airlines dessert 60 destinations dans 39 pays africains, ce qui fait d’Istanbul une plaque tournante du transit entre l’Afrique et le reste du monde.
En outre, la valeur des échanges commerciaux bilatéraux a atteint 25 milliards de dollars l’an dernier, alors qu’elle se situait autour de 4,3 milliards de dollars lorsqu’Erdoğan est arrivé au pouvoir en 2003.
La Turquie se sert également de certaines de ses institutions publiques d’aide humanitaire et à l’éducation. Par exemple, l’agence gouvernementale turque chargée de venir en aide aux Turcs vivant à l’étranger a accordé des bourses complètes dans des universités turques à près de 6000 étudiants africains au cours de la dernière décennie.
Les experts affirment que l’intérêt de la Turquie pour l’Afrique est lié à sa quête de réussite économique.
« La Turquie est attirée par l’immense richesse qui se trouve sous le sol de l’Afrique et par son potentiel économique, avec un marché de plus d’un milliard d’habitants », soutient Ibrahim Bachir Abdoulaye, qui ajoute qu’il existe des opportunités importantes, en particulier pour les moyennes et grandes entreprises turques.
Emre Caliskan, chercheur à l’Institut de politique étrangère d’Ankara, indique cependant que la Turquie a principalement investi dans des entreprises de taille moyenne plutôt que dans des entreprises de plus grande taille dont le volume des échanges est plus important.
« L’explosion du volume des échanges commerciaux entre la Turquie et l’Afrique est une illusion », affirme-t-il.
Il précise toutefois que les ventes de l’industrie de la défense représenteraient un véritable essor des investissements turcs en Afrique, dans la mesure où des échanges de ce type nécessitent « un partage de savoir-faire, un transfert de technologies et une coopération plus approfondie ».
Avec ses investissements continus en Afrique, notamment ses ventes de drones qui ont modifié l’équilibre des forces en faveur des acheteurs, les observateurs se demandent si la Turquie n’est pas désormais engagée dans une lutte d’influence avec des puissances internationales telles que la France, les États-Unis, la Russie et la Chine.
Cette question se pose depuis que les drones turcs ont permis au gouvernement libyen internationalement reconnu de stopper l’an dernier l’avancée du commandant Khalifa Haftar, établi dans l’est du pays, vers la capitale Tripoli.
De même, l’armée azerbaïdjanaise soutenue par des drones turcs est parvenue à sauver ses terres occupées par l’Arménie au cours de la guerre de 2020 au Haut-Karabakh. Comme l’ont souligné plusieurs analystes, les drones turcs ont contribué à changer le cours de la guerre.
Selon Ibrahim Bachir Abdoulaye, le succès de la Turquie en Libye a révélé la capacité du pays « à faire face à ses rivaux et à établir une influence économique et politique sur certains pays africains ».
Emre Caliskan abonde dans le même sens et décrit la Libye comme un tournant à partir duquel la Turquie a commencé à devenir une puissance militaire au lieu de se contenter de proposer une aide humanitaire en Afrique.
« La Turquie a désormais une vision. Ankara entend développer ses relations avec les pays voisins de la Libye et établir des bases militaires pour devenir une puissance militaire dans le nord du continent », explique-t-il.
Le chercheur estime toutefois que jouir d’une puissance militaire au-delà de la sphère libyenne n’intéresse pas la Turquie en raison des conséquences financières. « Par exemple, la Chine vend des armes aux pays africains mais accorde également des prêts. La Turquie n’en est pas capable en raison de la détérioration de son économie », poursuit-il.
Volkan Ipek, professeur adjoint à l’Université Yeditepe d’Istanbul, considère l’Afrique comme un « terrain de réhabilitation » pour la politique étrangère turque, mise à l’arrêt par l’évolution des événements dans son propre voisinage, principalement en Syrie.
Selon Volkan Ipek, la Turquie a le dessus sur les puissances européennes sur le continent car elle n’a pas d’héritage colonial. « La politique de la Turquie à l’égard de l’Afrique n’a jamais été de dire “faites ce que je veux” ou “faites ce que je dis” », précise-t-il.
Néanmoins, en dépit de cet avantage, la stratégie turque devrait selon lui se limiter à des accords commerciaux bilatéraux.
Quoi qu’il en soit, Erdoğan tient à approfondir les relations de la Turquie avec les pays africains. Mercredi dernier, sa dernière étape était le Nigeria, pays riche en pétrole, où il a signé sept accords avec son homologue Muhammadu Buhari afin de stimuler les échanges et les investissements bilatéraux pour un montant de plus de 2 milliards de dollars.
source : https://www.middleeasteye.net
traduit par VECTranslation.
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