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L’Algérie au cœur Révolutionnaires et anticolonialistes à Renault-Billancourt

par Clara et Henri Benoits 10 Novembre 2014, 18:56 Anticolonialisme Guerre d'Algérie Renault-Billancourt Jean-Luc Einaudi 17 octobre 1961 Massacres Paris Papon France

L’Algérie au cœur Révolutionnaires et anticolonialistes à Renault-Billancourt
L’Algérie au cœur Révolutionnaires et anticolonialistes à Renault-Billancourt

Clara et Henri Benoits, avec Jean-Claude Vessilier 
Entre les mots, entre les lignes

Tout est relaté dans le témoignage que nous avons rédigé pour Jean-Luc Einaudi lors du procès que Papon lui a intenté en 1998, plus de trente ans après les faits. Ce témoignage portait sur le parcours de la manifestation entre Opéra et le cinéma Le Rex, au métro Bonne-Nouvelle. Le voici :

Nous, soussignés Benoits Henri et Clara, connaissance prise des articles 200, 201, 202 et 203 du nouveau Code de procédure civile, attestent les faits ci-dessous relatés pour les avoir personnellement constatés :

Travaillant chez Renault l’un et l’autre, liés d’amitié avec des Algériens syndicalistes comme nous, nous avons été pressentis pour assister en tant que témoins-observateurs à la manifestation que se proposait d’organiser le FLN le 17 octobre 1961.

Cette manifestation n’était pas autorisée, mais nos amis nous expliquèrent qu’elle avait pour but de dénoncer le couvre-feu auquel seuls les « Français musulmans algériens » étaient soumis d’une part, et montrer que la population algérienne immigrée adhérait massivement et librement à la cause de l’indépendance revendiquée par le FLN d’autre part. Cet objectif était contesté par une partie de l’opinion publique prétendant que l’audience du FLN n’était due qu’à la « terreur » qu’il exerçait sur la population algérienne.

Pour nous à Renault-Billancourt, où était rassemblée probablement la plus grande concentration d’Algériens en France, cette adhésion « libre et massive » était évidente.

Encore fallait-il le prouver à la masse des citoyens français. Tout moyen d’expression légale du FLN étant interdit, il ne restait plus que la voie publique pour le faire savoir.

C’est dans ces conditions qu’un rendez-vous nous fut fixé à 19 heures place de l’Opéra. Dès la sortie du métro, ceux des passagers dont le faciès pouvait évoquer l’origine étaient conduits dans des bus stationnés face à la sortie du métro.

Cette opération se déroulait dans le calme, chaque Algérien n’opposant aucune résistance. Le nombre de cars était limité et le flot d’Algériens surgissant de tous horizons, un regroupement se forma à l’angle du boulevard des Capucines. Vers 20 heures, le cortège des manifestants s’ébranla en direction de Richelieu-Drouot. Il occupait la chaussée sur une longueur de 200 à 300 mètres dans un calme impressionnant. Nous distinguions même des jeunes filles, habillées dans des couleurs évoquant le drapeau algérien. La nuit était tombée. Nous nous tenions sur le trottoir près de la queue du cortège.

Derrière nous, dans le lointain, 200 à 300 mètres peut-être, la chaussée étant libérée, nous entrevoyions une masse noire de cars de police. Le cortège se poursuivit, passa Richelieu-Drouot, et continua sur les grands boulevards, puis marqua un temps d’arrêt à la hauteur de la station Bonne Nouvelle, au moins pour nous qui étions placés à la queue du cortège. Nous n’en connaissions pas la cause car la pénombre ne nous permettait pas de distinguer la tête du cortège.

C’est à ce moment que retentirent de fortes détonations. Il ne nous semble pas qu’elles provenaient de l’arrière mais plutôt de l’avant du cortège. Ce fut soudain la plus grande confusion dans un grand tumulte et des cris, une partie des manifestants refluant vers l’arrière et les bouches de métro. Chacun s’égaillait comme il pouvait vers les portes cochères, les rues adjacentes…

Près de nous, un homme s’affala sur le trottoir, le visage couvert de sang. Il ne pouvait être question de l’abandonner et aidés de deux de ses compatriotes, nous réussîmes à nous réfugier dans le métro. Le premier train pris, une ou deux stations plus loin, on ressortit. On rencontra alors un ami de Billancourt sollicité pour les mêmes motifs que nous mais placé côté place de la République. Il a accompagné un cortège se déroulant dans un sens opposé au nôtre. « Cela va mal », nous dit-il, la police ou les CRS, nul ne le sait, a tiré. Il a vu des corps étendus. Il s’agit de Georges Lepage habitant Ivry-sur-Seine. Nous nous engouffrons dans sa voiture garée près de là et nous « tournons » dans le quartier.

En remontant par le boulevard Haussmann et en obliquant vers l’Opéra, nous découvrons l’arrière du théâtre où existe un local dépendant de la Préfecture de police. Un car de police décharge sa cargaison de manifestants. Une vingtaine de mètres les sépare de l’entrée du commissariat. Tout le long de ce parcours, entre deux haies de policiers, les « manifestants » défilent en essayant de se protéger la tête de leurs mains. Des coups de matraque leur sont méthodiquement et violemment assénés par ces « policiers ». Ces derniers ne répondent pas à une menace quelconque ou à la moindre agression. Ils frappent de façon systématique, sans la moindre gêne, se sentant peut-être protégés par leur hiérarchie, ou bien ont-ils des ordres ? Nous n’en savons rien, mais cela nous apparaît, de toute façon, inacceptable.

Retournant vers notre domicile, rue Olivier-de-Serres à l’époque, nous remarquons de nombreux cars stationnés aux abords du Palais des Sports, boulevard Lefebvre. Il est largement passé minuit, le silence règne. Nous pensons que c’est un lieu de rassemblement des personnes appréhendées. Nous ne pouvons soupçonner la vérité. Nous n’apprendrons que plus tard les abominations qui s’y sont déroulées.

Nous attendons encore aujourd’hui une manifestation de « repentance » de l’incitateur ou de l’ordonnateur de ces atrocités. Papon !

Fait à Issy-les-Moulineaux le 17 novembre 1998

Clara et Henri Benoits, avec Jean-Claude Vessilier : L’Algérie au cœur

Révolutionnaires et anticolonialistes à Renault-Billancourt

Editions Syllepse, http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_609-l-algerie-au-c-ur.html#, Paris 2014, 224 pages, 14 euros

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