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La folie de Prigojine. La « révolte » russe qui n’a pas eu lieu renforce Poutine (Seymour Hersh)

par Seymour Hersh 2 Juillet 2023, 13:14 Prigojine Bakhmout Poutine Ukraine Guerre Russie Articles de Sam La Touch

LA FOLIE DE PRIGOJINE
Article originel : PRIGOZHIN’S FOLLY
Par Seymour Hersh
Substack, 29.06.23

 

La « révolte » russe qui n’a pas eu lieu renforce Poutine

 
Yevgeny Prigojine, chef du groupe de mercenaires Wagner, dans une vidéo qu’il a publiée le week-end dernier.

Yevgeny Prigojine, chef du groupe de mercenaires Wagner, dans une vidéo qu’il a publiée le week-end dernier.

L’administration Biden a passé un week-end glorieux. La catastrophe en cours en Ukraine a disparu des manchettes pour être remplacée par la « révolte », comme un titre du New York Times l’a évoqué, de Yevgeny Prigojine, chef du groupe de mercenaires de Wagner.

L’attention a glissé de l’échec de la contre-offensive de l’Ukraine à la menace de Prigojine au pouvoir de Poutine. Un titre du Times déclarait : « La révolte soulève une question brûlante : Poutine pourrait-il perdre le pouvoir? » Le chroniqueur du Washington Post, David Ignatius, a posé la question suivante : « Poutine a regardé dans l’abîme samedi et a cligné des yeux. »

Le secrétaire d’État Antony Blinken, qui a parlé avec fierté, il y a quelques semaines, de son engagement à ne pas chercher à obtenir un cessez-le-feu en Ukraine, est apparu sur le site Face the Nation de CBS avec sa propre version de la réalité : « Il y a 16 mois, les forces russes pensaient [...] qu’ils effaceraient l’Ukraine de la carte en tant que pays indépendant », a déclaré M. Blinken. « Au cours du week-end, ils ont dû défendre Moscou, la capitale de la Russie, contre les mercenaires de Poutine [...] C’était un défi direct à l’autorité de Poutine [...] Cela montre de véritables failles. »

Blinken, a été non contesté par son intervieweur, Margaret Brennan, il savait bien sûr qu’il ne le serait pas — sinon autrement pourquoi serait-il apparu dans l’émission ? — Il a ajouté que la défection du chef fou de Wagner serait une bénédiction pour les forces ukrainiennes, dont le massacre par les troupes russes se poursuivait alors qu’il parlait. « Dans la mesure où cela constitue une réelle distraction pour Poutine, et pour les autorités russes, qu’ils doivent, en quelque sorte penser à leurs arrières alors qu’ils essaient de faire face à la contre-offensive en Ukraine, Je pense que cela crée encore plus de possibilités pour les Ukrainiens de réussir sur le terrain. »

À ce moment-là, Blinken parlait-il au nom de Joe Biden? Doit-on comprendre que c’est ce que croit le président ?

Nous savons maintenant que la révolte chroniquement instable de Prigojine s’est éteinte en un jour, quand il s’est enfui en Biélorussie, avec une garantie d'absence de poursuite, et son armée mercenaire a été mêlée à l’armée russe. Il n’y a pas eu de marche sur Moscou, et il n’y a pas eu de menace importante pour le pouvoir de Poutine.

Dommage pour les chroniqueurs de Washington et les correspondants de la sécurité nationale qui semblent s’appuyer fortement sur les documents d’information officiels avec les hauts fonctionnaires de la Maison-Blanche et du département d’État. Compte tenu des résultats publiés de ces séances d’information, ces hauts  fonctionnaires semblent incapables d’examiner la réalité des dernières semaines ou le désastre total qui a frappé la contre-offensive militaire ukrainienne.
 

Voici donc un aperçu de ce qui m’a été fourni par une source bien informée de la communauté étatsunienne du renseignement :

"J'ai pensé que je pourrais dissiper un peu de fumée. Tout d'abord, et c'est le plus important, Poutine est maintenant dans une position beaucoup plus forte. Dès janvier 2023, nous avons compris qu'une épreuve de force entre les généraux, soutenus par Poutine, et Prigo, soutenu par des extrémistes ultranationalistes, était inévitable. C'est le sempiternel conflit entre les combattants "spéciaux" et une armée régulière nombreuse, lente, maladroite et sans imagination. L'armée gagne toujours parce qu'elle possède les moyens périphériques qui rendent la victoire possible, qu'elle soit offensive ou défensive, et surtout parce qu'elle contrôle la logistique. Les forces spéciales se considèrent comme le principal atout offensif. Lorsque la stratégie globale est offensive, l'armée tolère leur orgueil et leurs coups de gueule, car les forces spéciales sont prêtes à prendre des risques importants et à payer un prix élevé. Une offensive réussie nécessite une dépense importante d'hommes et d'équipements. Une défense réussie, en revanche, exige de ménager ces ressources.

« Les membres de Wagner ont été le fer de lance de la première offensive russe en Ukraine. C’étaient les « petits hommes verts ». Lorsque l’offensive se transforma en une attaque totale de l’armée régulière, Wagner continua d’apporter son aide, mais dut à contrecoeur prendre la relève dans la période d’instabilité et de rajustement qui suivit. Prigo, qui n'a pas froid aux yeux, pris l’initiative d’accroître ses forces et de stabiliser son secteur.

«L'armée régulière a bien accueilli l'aide. Prigo et Wagner, comme c'est l'habitude des forces spéciales, ont pris le devant de la scène et se sont attribués le mérite d'avoir arrêté les Ukrainiens détestés. La presse s'en est emparée. Pendant ce temps, la grande armée et Poutine ont lentement modifié leur stratégie, passant d'une conquête offensive de la grande Ukraine à la défense de ce qu'ils possédaient déjà. Prigo a refusé d'accepter ce changement et a poursuivi l'offensive contre Bakhmout. C'est là que le bât blesse. Plutôt que de créer une crise publique et de traduire ce trou du cul [Prigojine] en cour martiale, Moscou a simplement retenu les ressources et a laissé Prigo épuiser ses réserves de main-d'œuvre et de puissance de feu, le condamnant ainsi à une mise en veilleuse. Après tout, même s'il est très rusé sur le plan financier, il n'est qu'un ancien propriétaire de charrette à hot-dogs sans aucune réussite politique ou militaire.

 

« Ce que nous n’avons jamais entendu, c’est qu’il y a trois mois, Wagner a quitté le front de Bakhmut et a été envoyé dans une caserne abandonnée au nord de Rostov-sur-le-Don [dans le sud de la Russie] pour y être démobilisé. Le matériel lourd a été redistribué, et la force a été réduite à environ 8000 hommes, dont 2000 sont partis pour Rostov escortés par la police locale.

"Poutine a pleinement soutenu l'armée qui a laissé Prigo se ridiculiser et disparaître dans l'ignominie. Tout cela sans que Poutine n'ait à transpirer militairement ou à faire face à une confrontation politique avec les fondamentalistes, qui étaient d'ardents admirateurs de Prigo. Plutôt astucieux".

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Il existe un fossé énorme entre la manière dont les professionnels de la communauté du renseignement étatsunien évaluent la situation et ce que la Maison Blanche et la presse molle de Washington projettent au public en reproduisant sans esprit critique les déclarations de Blinken et de ses cohortes de faucons.

Les statistiques actuelles du champ de bataille qui m'ont été communiquées suggèrent que la politique étrangère globale de l'administration Biden pourrait être menacée en Ukraine. Elles soulèvent également des questions quant à l'implication de l'alliance de l'OTAN, qui a fourni aux forces ukrainiennes l'entraînement et les armes nécessaires à la contre-offensive actuelle, qui tarde à venir. J'ai appris qu'au cours des deux premières semaines de l'opération, l'armée ukrainienne ne s'est emparée que de 44 kilomètres carrés du territoire précédemment détenu par l'armée russe, dont une grande partie en terrain découvert. En revanche, la Russie contrôle désormais 40 000 kilomètres carrés de territoire ukrainien. On m'a dit qu'au cours des dix derniers jours, les forces ukrainiennes n'ont pas réussi à se frayer un chemin à travers les défenses russes de manière significative. Elles n'ont récupéré que deux kilomètres carrés supplémentaires de territoires saisis par les Russes. A ce rythme, un fonctionnaire bien informé a déclaré qu'il faudrait 117 ans à l'armée de Zelensky pour débarrasser le pays de l'occupation russe.

Ces derniers jours, la presse de Washington semble prendre lentement conscience de l'énormité du désastre, mais rien n'indique publiquement que le président Biden, ses principaux collaborateurs à la Maison Blanche et les collaborateurs du département d'État comprennent la situation.

Poutine a désormais le contrôle total, ou presque, des quatre oblasts ukrainiens - Donetsk, Kherson, Lubansk, Zaporizhzhia - qu'il a publiquement annexés le 30 septembre 2022, sept mois après le début de la guerre. La prochaine étape, en supposant qu'il n'y ait pas de miracle sur le champ de bataille, dépendra de Poutine. Il pourrait simplement s'arrêter là où il est, et voir si la réalité militaire sera acceptée par la Maison Blanche et si un cessez-le-feu sera recherché, avec l'ouverture de pourparlers officiels sur la fin de la guerre. Des élections présidentielles auront lieu en avril prochain en Ukraine, et le dirigeant russe pourrait rester sur place et attendre qu'elles aient lieu, si elles ont lieu. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré qu'il n'y aurait pas d'élections tant que le pays serait soumis à la loi martiale.
 

Les problèmes politiques de Joe Biden, en ce qui concerne l'élection présidentielle de l'année prochaine, sont aigus et évidents. Le 20 juin, le Washington Post a publié un article basé sur un sondage Gallup sous le titre "Biden ne devrait pas être aussi impopulaire que Trump, mais il l'est". L'article accompagnant le sondage, rédigé par Perry Bacon Jr, indique que Joe Biden bénéficie d'un "soutien quasi universel au sein de son propre parti, d'un soutien pratiquement inexistant de la part du parti d'opposition et de chiffres terribles parmi les indépendants". M. Biden, comme les précédents présidents démocrates, écrit M. Bacon, a du mal à "se rapprocher des électeurs les plus jeunes et les moins engagés". M. Bacon n'avait rien à dire sur le soutien de M. Biden à la guerre en Ukraine, car le sondage ne posait apparemment aucune question sur la politique étrangère de l'administration.

Le désastre qui se profile en Ukraine et ses implications politiques devraient être un signal d'alarme pour les membres démocrates du Congrès qui soutiennent le président mais ne sont pas d'accord avec sa volonté de gaspiller des milliards d'argent en Ukraine dans l'espoir d'un miracle qui ne se produira pas. Le soutien des démocrates à la guerre est un autre exemple du désengagement croissant du parti vis-à-vis de la classe ouvrière. Ce sont leurs enfants qui ont combattu dans les guerres du passé récent et qui pourraient combattre dans toute guerre future. Ces électeurs sont de plus en plus nombreux à se détourner des démocrates, qui se rapprochent des classes intellectuelles et aisées.

En cas de doute sur le changement sismique qui se poursuit dans la politique actuelle, je recommande une bonne dose de Thomas Frank, l'auteur acclamé du best-seller de 2004 What's the Matter with Kansas ? Comment les conservateurs ont gagné le cœur des Etats-Unis, un livre qui explique pourquoi les électeurs de cet État se sont détournés du parti démocrate et ont voté contre leurs intérêts économiques. Frank a récidivé en 2016 avec son livre Listen, Liberal : Or, Whatever Happened to the Party of the People ? Dans une postface à l'édition de poche, il décrit comment Hillary Clinton et le parti démocrate ont répété - et même amplifié - les erreurs commises au Kansas avant de perdre une élection certaine face à Donald Trump.  

Il serait peut-être prudent que Joe Biden parle franchement de la guerre et de ses divers problèmes pour les Etats-Unis, et qu'il explique pourquoi les quelque 150 milliards de dollars que son administration a débloqués jusqu'à présent se sont révélés être un très mauvais investissement.

Traduction SLT

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