Les puissances européennes et le programme de torture de la CIA Par Chris Marsden WSWS
On n’a pu, malgré les innombrables suppressions opérées dans les 525 pages du rapport abrégé de la Commission du renseignement du Sénat américain sur la torture, masquer la complicité des principales puissances européennes dans les crimes horribles perpétrés par l’impérialisme américain.
Il a été dévoilé il y a une semaine que la Grande-Bretagne avait demandé qu’on supprime du document, qui n’est en soi que le résumé d’un document encore classifié de 6.700 pages, le rôle joué par elle. Mais, la réalité est que toutes les références faites à la participation d’autres gouvernements à des actes d’une brutalité inqualifiable avaient été omises sur demande expresse de la CIA et du gouvernement Obama.
La CIA a exigé que les noms des pays hôtes de sites de détention « ou avec lesquels la CIA a négocié l’hébergement de sites ainsi que des informations directes ou indirectes permettant d’identifier de tels pays, soient expurgés de la version classifiée fournie aux membres de la commission [du renseignement du Sénat]. »
Toutefois, la quantité d’encre noire utilisée dans le document montre à quel point d’autres pays sont impliqués – l’Europe jouant un rôle de premier plan.
Les onze pays qui ont géré ce qui était effectivement des installations de la CIA par procuration comprennent la Syrie et la Libye – toutes deux auront ensuite maille à partir avec des opérations américaines en vue d’un changement de régime. Mais une liste plus courte de six pays disposant de prisons secrètes (‘sites noirs’) directement contrôlées par la CIA comprend la Pologne, la Lituanie, la Bosnie-Herzégovine et la Roumanie.
Cette dernière liste en dit long sur la crédibilité « démocratique » des régimes issus des « révolutions démocratiques » soutenues par l’Occident, qui ont renversé des régimes staliniens en Europe orientale, ou de la guerre civile et du démembrement de la Yougoslavie, fomentés par les Etats-Unis et l’Allemagne
Les sites de la CIA installés dans des pays étrangers ne sont identifiés que par un code couleur comme centre de détention noir, bleu, etc. La Pologne, l’un des plus importants, était bleu.
Le transfert dans le cadre du programme de la « restitution extraordinaire » de personnes vers ces sites en vue d’y être torturées impliquait directement dans une vaste entreprise criminelle 54 gouvernements, un quart des Etats dans le monde, dont plus de 20 en Europe.
Afin de garantir cette collusion qui concerne au moins un millier de vols secrets de la CIA, des millions de dollars ont été versés comme prix du sang. « Le quartier général de la CIA encourageait les antennes de la CIA à établir des ‘listes de souhaits’ en fait d’aide financière proposée pour censuré [entités de gouvernements étrangers] et à ‘penser grand’ en termes d’assistance, » précise le rapport. Washington a octroyé 1 million de dollars à la Lituanie pour établir le centre de détention Violet.
Un rôle central a été joué par le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne, le Portugal et l’Espagne, y compris dans la ‘restitution’ de leurs propres citoyens et, dans le cas du Royaume-Uni, il y a eu collusion directe pour la torture.
Le gouvernement social-démocrate du chancelier Gerhard Schröder a été impliqué dans la restitution de Khalid el-Masri, un citoyen allemand d’origine libanaise détenu à tort par la CIA.
L’Italie avait participé en 2003 à l’enlèvement à Milan du religieux Abou Omar pour qu’il soit torturé dans son pays d’origine, l’Egypte. Vingt-trois agents américains (mais pas d’Italiens) furent plus tard reconnus coupables et condamnés à des peines de prison de sept à neuf ans dans un procès qui a duré trois ans et demi. Mais personne ne fut jamais placé en détention provisoire et encore moins emprisonné.
Le Royaume-Uni fut impliqué dans des vols de restitution et a mené l’interrogatoire de suspects dont il savait qu’ils avaient été torturés. Binyam Mohamed, un citoyen britannique, fut torturé, puis envoyé à Guantanamo Bay. En 2010, la Cour d’appel de Londres a rendu public un précédent jugement selon lequel le service secret britannique MI5 avait été complice dans la torture de Mohamed.
Sami-al-Saadi et Abdel Hakim Belhaj furent enlevés à Hong Kong en 2004 dans une opération conjointe du Royaume-Uni et des USA et livrés à l’ancienne police secrète libyenne pour être torturé. Les enfants de Saadi qui sont âgés de 6, 9 et 11 ans, ainsi que son épouse enceinte furent enlevés à Bangkok et restitués par la CIA. Belhaj dit avoir été interrogé par des agents de MI6 à Tripoli.
Des demandes d’enquête sur ces crimes furent bloquées au Parlement européen en 2007 et on y a fait obstruction partout ailleurs où elles étaient formulées.
Les puissances européennes n’ont fait que des déclarations intéressées et pour la forme sur les conclusions du rapport du Sénat américain. La porte-parole de l’Union européenne, Catherine Ray, a dit que si le rapport soulevait « d’importantes questions sur la violation des droits de l’homme par les autorités américaines et des personnes au service des agences, » les Etats de l’UE « reconnaissent l’engagement du président Obama à user de son autorité pour faire en sorte que ces méthodes ne soient plus jamais utilisées. »
Ce sont là des mensonges flagrants. L’élite politique européenne les dits tout en sachant pertinemment qu’Obama a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher que ce rapport ne voie jamais le jour. Ils sont prononcés au milieu d’une contre-offensive aux Etats-Unis de la part de la CIA et de responsables de haut rang de l’ère Bush qui insistent pour dire que la torture était justifiée; le juge à la Cour suprême des Etats-Unis, Antonin Scalia, a proclamé qu’elle n’était pas contraire à la Constitution américaine.
L’expérience nous enseigne que les puissances européennes, le Canada, l’Australie et le reste continueront à être de connivence avec les Etats-Unis et commettront tous les crimes qu’ils jugeront utiles, s’engageant au besoin à y apporter leur propre part. Le rapport sur la torture par la CIA n’a pas simplement révélé au grand jour les crimes commis par un ancien gouvernement américain ou même par la CIA en tant qu’institution, le document montre une descente dans la criminalité de toutes les principales puissances dans le monde.
Les préoccupations réelles des chefs d’Etat européen concernant les conclusions du rapport sont doubles.
Il y a d’abord le sort d’individus, comme Tony Blair en Grande-Bretagne. Manfred Novak, un ancien rapporteur spécial de l’ONU, qui avait contribué à élaborer en 1984 le projet de la Convention de l’ONU contre la torture, a dit à Bloomberg News que le rapport pourrait entraîner un « flot de contentieux. »
Ensuite, l’élite politique craint que même une révélation limitée des crimes perpétrés ne suscite une résistance, à l’intérieur comme à l’extérieur, aux actions prédatrices futures des grandes puissances.
« Ceux d’entre vous qui aspirent à un monde plus sûr et plus sécurisé, qui veulent que cet extrémisme soit vaincu, nous n’y parviendrons pas si nous perdons notre autorité morale, » a pontifié le premier ministre britannique David Cameron.
« La défense des valeurs juridique et démocratiques doit être la base de notre lutte contre le terrorisme, » a dit le gouvernement de la chancelière Angela Merkel. « Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons acquérir une crédibilité pour nos actions dans cette lutte. »
Ce discours creux et hypocrite ne prendra pas. Ceux qui se sont longtemps cachés derrière la façade de l’« intervention humanitaire » et qui ont condamné chaque Etat visé par un changement de régime pour avoir bafoué les normes de la « civilisation » et de la « démocratie » sont démasqués.
Leur recours à la torture n’est pas une aberration, pas plus que la destruction des libertés démocratiques dans chaque pays au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Il découle inexorablement de la campagne menée par les puissances impérialistes pour subjuguer le monde et se partager ses richesses et ses marchés. Leur système doit être renversé et toute la bande criminelle doit être jugée pour crimes de guerre.
(Article original paru le 20 décembre 2014)