Le « musulman modéré », une version actualisée du « bon nègre » Par Ahmed Benchemsi Le Monde
Dès que la nouvelle du massacre tragique de Charlie Hebdo s’est répandue, la condamnation de l’horreur a été accompagnée, comme d’une sœur jumelle, par la mise en garde contre « l’amalgame ». François Hollande comme Nicolas Sarkozy ont utilisé ce mot. Sans oublier les cohortes d’invités des plateaux télé qui, la main sur le cœur, ont juré que les terroristes « ne représentent pas les 5 millions de musulmans de France ». Oui, l’islam de ces derniers est « modéré », ont opiné à l’unisson les animateurs vedettes.
Ce discours n’est pas nouveau. C’est même un classique de la bien-pensance politico-médiatique, qu’on rejoue sans ciller après chaque attentat terroriste. Son objectif : contrer la stigmatisation des Français issus de l’immigration. Son message : ne faisons pas le jeu du Front national. Son mot d’ordre : nous sommes tous des enfants de la République. Son exhortation : ne singularisons pas les musulmans de France.
Sauf qu’en les qualifiant de « musulmans », on les singularise déjà. Et on fracasse sans même s’en rendre compte le principe d’égalité, valeur cardinale de cette République qu’on prétend défendre. Au nom de quoi s’arroge-t-on le droit d’accoler, d’autorité, une religion à 5 millions de personnes ? Si ceux-là sont musulmans, alors les 60 millions restants devraient être catholiques, non ? À cette idée, Charb et Cabu se bidonneraient sans doute dans leurs tombes… La France a une solide tradition anticléricale, et le blasphème potache incarné par les martyrs de Charlie Hebdo est une de ses marques de fabrique. Quand on dit « les cathos », on pense à une minorité de culs-bénits en marge du consensus social. Mais pourquoi, quand on dit « les musulmans », parle-t-on de la totalité des Français originaires d’Afrique du Nord et de l’Ouest ?
L’islam, c’est d’une ridicule évidence, n’est inscrit dans le patrimoine génétique de personne. C’est une idée à laquelle chacun est libre d’adhérer – ou pas – y compris quand on s’appelle Mustapha ou Fatima. Les Français enfants d’immigrés ont été aux mêmes écoles républicaines que les autres, y ont étudié Voltaire et les Lumières autant que les autres. Sauf à considérer que leur origine ethnique conditionne leur façon de penser (ce qui est la définition même du racisme), il n’y a pas de raison qu’ils soient moins sensibles à ces idées-là que les Français « de souche ». Pourtant, le discours commun les renvoie à leur supposée islamité sans leur demander leur avis. Ce faisant, il les condamne à la différence.
Bien sûr, il y a parmi ces populations des « vrais » musulmans. Ceux-là ont la foi pour une bonne raison, la seule qui vaille : ils l’ont décidé après y avoir librement réfléchi. Mais il y en a aussi beaucoup qui se pensent musulmans parce que c’est l’image qu’on leur renvoie d’eux-mêmes – et que pour diverses raisons (échec scolaire, marginalisation socio-économique…) ils n’ont pas la force ou la ressource de remettre cette image en question.
Le discours ambiant ne leur laisse le choix qu’entre extrémisme et « islam modéré », alors ils prennent le second, faute de mieux – ou se révoltent en flirtant avec le premier. Et puis il y a une troisième catégorie d’enfants d’immigrés, sans doute la majorité silencieuse : ceux qui prennent au mot ce qu’on leur apprend dans les manuels scolaires. Ceux qui épousent tranquillement et naturellement la culture areligieuse de ce pays, la France, qui est le leur. Ceux qui ne vont pas à la mosquée parce que ce n’est pas leur truc, boivent des coups à l’occasion, tout en fêtant l’Aïd El-Kébir avec leurs parents comme d’autres mangent la dinde de Noël avec les leurs : par convivialité. Imaginez leur désarroi quand des politiciens (pour lesquels ils votent) et des médias (certains payés par leurs impôts) convoquent des imams pour parler en leur nom…
Si le discours d’extrême droite sur « les musulmans en France » est raciste et agressif, celui de la bien-pensance politico-médiatique sur « les musulmans de France » est essentialiste et condescendant. Le « musulman modéré » d’aujourd’hui renvoie, d’une certaine manière, au « bon nègre » d’hier. Oui, Charlie Hebdo doit vivre pour que la liberté d’expression triomphe. Mais aussi parce qu’il y a des caricatures qui se perdent...
Ahmed Benchemsi est journaliste, fondateur de l’hebdomadaire Telquel, et chercheur à l’université de Stanford (Etats-Unis).