Pour la justice européenne, le Sahara occidental n’est pas marocain. Une victoire pour le Front Polisario
Par Charlotte Bruneau
Orient XXI
Selon la Cour de justice de l’Union européenne, les accords d’association et de libéralisation entre l’Union européenne et le Maroc ne s’appliquent pas au Sahara occidental. Ce jugement du 21 décembre 2016 prend le contre-pied de la politique de Bruxelles à l’égard du royaume chérifien, à un moment où ce dernier s’apprête notamment à relancer une bataille pour faire reconnaître sa souveraineté sur le Sahara occidental par l’Union africaine.
Pendant des années, l’Union européenne (UE) a fermé les yeux sur la politique marocaine au Sahara occidental au nom du partenariat fort qui l’unit au royaume chérifien. Mais le 21 décembre 2016, le verdict de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est tombé, et il représente une véritable épine dans le pied de la diplomatie européenne. La Cour a en effet décidé en dernière instance que ni l’accord d’association entré en vigueur en 2000, ni celui de libre-échange de 2012 entre l’UE et le Maroc ne s’appliquent au Sahara occidental, celui-ci ne pouvant être considéré comme faisant partie du royaume du Maroc.
Le Front Polisario, le mouvement de libération nationale du Sahara occidental, a réalisé un véritable tour de force dans cette affaire. En 2012, il avait introduit un recours contre la décision prise par le Conseil de l’UE de conclure un accord de libre-échange avec le Maroc car il s’appliquait également au Sahara occidental, un territoire inscrit depuis 1963 sur la liste des Nations unies des territoires « non autonomes », des territoires à décoloniser.
En 1975, la Cour internationale de justice rendait un avis consultatif favorable à l’autodétermination du peuple sahraoui. Malgré cela, le Maroc annexait le Sahara occidental en 1976 et il le contrôle manu militari depuis lors. À ce jour, le royaume chérifien n’a toujours pas organisé de référendum d’autodétermination au Sahara occidental. Il en exploite les ressources naturelles, ses immenses réserves de phosphate, ses eaux parmi les plus poissonneuses d’Afrique et ses nappes phréatiques précieuses pour l’agriculture dans le désert.
Le Maroc exporte surtout des produits issus de la pêche et de l’agriculture vers l’Union européenne. En 2015, 85 % de ses primeurs y étaient destinés1. Les relations commerciales privilégiées avec l’UE ont tout d’abord été régies par l’accord-cadre d’association de 2000. L’accord de 2012 les libéralise davantage, en introduisant notamment un rehaussement des contingents tarifaires. Si le Front Polisario a décidé d’attaquer ce dernier accord devant la justice européenne, c’est non seulement pour des raisons économiques, mais aussi politiques. « Le royaume du Maroc serait en échec dans sa politique d’annexion s’il ne bénéficiait pas à la fois des investissements et des débouchés européens pour ses produits », explique maître Gilles Devers, l’avocat du Front Polisario. « Nous avons entrepris cette action à la fois pour défendre les droits des peuples sur leurs ressources naturelles et pour couper la source économique de la colonisation ». D’autres pays, comme les États-Unis, la Suisse ou l’Islande refusent explicitement que leurs accords commerciaux avec le Maroc s’appliquent au Sahara occidental.
En décembre 2015, l’arrêt en première instance du tribunal de l’Union européenne constitue un moment charnière dans l’histoire de l’affaire Front Polisario/Conseil de l’UE. Il fait suite à la demande du Front Polisario et annule partiellement l’accord de 2012 en ce qu’il s’applique au Sahara occidental. Le tribunal se base notamment sur l’avis juridique de Hans Corell, ancien conseiller juridique de l’ONU. Selon lui, les ressources naturelles d’un territoire non autonome ne peuvent être exploitées qu’avec l’accord et au bénéfice de la population locale. Pour le tribunal, le Conseil de l’UE ne se serait pas suffisamment assuré que l’exploitation des ressources du Sahara occidental par le Maroc ne se faisait pas au détriment des droits fondamentaux du peuple sahraoui.
Même si l’impact économique du jugement est tout d’abord relativement limité, c’est pour sa dimension politique qu’il fait battre les tambours de guerre à Rabat. Le Maroc gèle temporairement ses relations diplomatiques avec Bruxelles, accusant l’arrêt de la CJUE d’être « juridiquement erroné et politiquement biaisé ». En effet, remettre en cause la « marocanité » du Sahara franchit une ligne rouge pour Rabat. Le Conseil de l’UE introduit rapidement un pourvoi auprès de la CJUE pour contester l’arrêt du tribunal, avec le support de la Commission européenne ainsi que de cinq États membres, dont la France.
L’audience qui suit en juillet 2016 est révélatrice : les juges poussent le Conseil de l’UE à se prononcer sur la souveraineté marocaine au Sahara occidental. Celui-ci se trouve dans une impasse et affirme que l’UE ne prend pas position sur ce dossier. Au cours des dernières années, l’Union européenne a effectivement tenté d’éviter ce débat en se basant sur une construction juridique bancale, celle de « puissance administrante de facto », pour justifier l’inclusion du Sahara occidental dans ses accords avec le Maroc. Or « cette notion n’existe pas en droit international. Le Maroc n’a fait que créer des faits accomplis sur le terrain », explique Thomas Giegerich, directeur de l’Europa-Institut à Sarrebruck.
Ce 21 décembre 2016, la Cour rend finalement son verdict en dernière instance. Un verdict qui prête tout d’abord à confusion, car il annule le jugement de décembre 2015. En d’autres termes, l’accord entre le Maroc et l’Union européenne reste en vigueur. Pourtant, derrière cette défaite technique du Front Polisario se cache une victoire. « C’est une irrecevabilité gagnante pour le Front Polisario », explique Manuel Devers, son conseiller juridique sur ses relations avec l’UE. « Le point chaud du dossier, c’est le champ d’application des accords entre le Maroc et l’UE. Là-dessus, la Cour est très claire : elle rappelle que le territoire du Sahara occidental ne relève pas de la souveraineté du Maroc et que, par conséquent, les accords ne peuvent s’y appliquer ». Ni l’accord de 2012, ni l’accord d’association de 2000.
Pour Mohamed Khaddad, responsable des relations extérieures du Front Polisario, « une clarté aussi nette, c’est du jamais vu. » Alors que les Sahraouis font la fête dans les camps de réfugiés du désert algérien, Federica Mogherini, la haute-représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et Salaheddine Mezouar, le ministre des affaires étrangères et de la coopération du Maroc affirment prudemment avoir pris connaissance du jugement et déclarent vouloir travailler à son application « dans l’esprit du partenariat privilégié UE-Maroc ». Certains députés du Parlement européen sont, eux, plus enthousiastes. Bodil Valero, eurodéputée suédoise pour le Groupe des Verts/Alliance libre européenne se dit « très satisfaite par le jugement, qui devrait initier un changement dans la politique européenne vis-à-vis du Maroc ».
Car si la CJUE affirme que les accords ne doivent pas s’appliquer au Sahara occidental, ils le sont toujours jusqu’à aujourd’hui. Selon Manuel Devers, l’arrêt de la Cour doit cependant avoir des conséquences immédiates. « Il existe 120 exportateurs agréés par Bruxelles au Sahara occidental », explique-t-il. « L’UE doit rectifier cette liste et n’accepter que les exportateurs qui se trouvent sur le territoire légal du Maroc ». Idyl, une entreprise française et Azura, société franco-marocaine, importent des fruits et légumes notamment en provenance du Sahara occidental et sont directement concernées par le verdict. Le Front Polisario a lancé un appel aux entreprises européennes, les invitant à le contacter pour discuter des modalités de leur régularisation.
Le verdict augmente également les risques d’investissement pour d’autres entreprises, notamment dans le domaine des énergies renouvelables. Le Maroc est devenu un pionnier du secteur vert en Afrique et a pour ambition de couvrir 52 % de ses besoins énergétiques par des resources renouvelables d’ici 2030. Or, Erik Hagen, de l’association Western Sahara Resource Watch (WSRW), souligne dans un rapport publié à l’occasion de la COP22 que « d’ici quatre ans, le Maroc prévoit de produire un quart de ses ressources renouvelables au Sahara occidental »2. L’entreprise allemande Siemens a fourni en éoliennes le parc de Foum el-Oued, au Sahara occidental, et affirme qu’une simple livraison n’enfreint pas le droit international. Aujourd’hui, l’arrêt de la Cour donne une corde de plus à l’arc du Front Polisario afin de remettre en cause toute entreprise européenne qui fait des affaires au Sahara occidental par le biais du Maroc.
Un autre accord entre l’Union européenne et le royaume, l’accord de pêche de 2006, se trouve lui aussi dans le collimateur du Front Polisario. Selon un rapport du Conseil économique, social et environnemental du Maroc (CESE) datant de 2013, 78 % des captures de pêche marocaines se font dans des eaux relevant du Sahara occidental. Chaque année, l’UE verse environ 40 millions d’euros pour soutenir le secteur de pêche du royaume et garantir l’accès des navires européens aux eaux marocaines et sahraouies3. Il est peu probable que la CJUE se prononce différemment sur cet accord que sur celui de libre-échange.
Au-delà de ses implications économiques, le verdict de la CJUE va amener le Maroc à faire des choix politiques importants au cours des prochaines semaines. Selon l’eurodéputée Bodil Valero, si l’UE s’est montrée complaisante envers la politique marocaine au Sahara occidental, cela est dû en grande partie à l’importance stratégique qu’elle accorde au royaume chérifien. La guerre en Libye et les relations qui s’enveniment avec la Turquie laissent peu de partenaires stables pour l’Europe au sud de la Méditerranée dans le domaine de la sécurité et de la prévention de l’immigration clandestine. Mais même si le royaume voulait remettre en cause ce partenariat, l’UE est tenue d’appliquer le jugement de sa Cour de justice. La balle est dans le camp du Maroc, qui devra choisir entre accepter le jugement ou bien nuire à ses relations avec son premier marché d’exportation.
Le verdict va également peser dans le processus de réadmission du pays au sein de l’Union africaine (UA). En 1984, il quittait l’organisation panafricaine suite à l’admission de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) en son sein. Après 32 ans d’absence, le royaume a annoncé en juillet 2016 vouloir réintégrer l’UA. Peu après, Mohammed VI a entrepris une tournée sans précédent en Afrique subsaharienne, où il a conclu toute une série d’accords avec ses hôtes. Selon Ben Kioko, vice-président de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, « le verdict de la CJUE rappelle que les accords conclus avec le Maroc ne valent pas pour le Sahara occidental ». Et pourrait donc gêner la bataille que le Maroc se prépare à mener pour faire reconnaître sa souveraineté sur le Sahara occidental par les 53 pays membres de l’UA.
L’arrêt de la Cour a aussi des conséquences plus indirectes, d’abord sur le plan sécuritaire régional. Depuis août 2016, l’armée marocaine et le Front Polisario se font face au sud du Sahara occidental, faisant craindre une reprise des hostilités militaires. Dans les camps de réfugiés à Tindouf en Algérie, une jeune génération de Sahraouis s’impatiente d’une situation politique qui semble sans issue. Le jugement ravive l’espoir d’une lutte pacifique qui puise sa force dans la justice et non dans le combat militaire.
Enfin, si la Cour affirme que le Sahara occidental ne fait pas partie du Maroc, elle relance implicitement la question du statut juridique des Sahraouis. La dernière « puissance administrante » reconnue en droit international au Sahara occidental a été l’Espagne, ancienne puissance coloniale. À travers elle, l’UE conserve une certaine responsabilité juridique et historique envers le peuple sahraoui. En décidant de se pourvoir devant la plus haute juridiction de l’UE, le Front Polisario a décidément fait un choix judicieux.
1Sanae El-Asrawi, « Exportations : le Maroc moins dépendant de l’UE ? », le360.ma, 13 juin 2016.
3Lire Trait d’union n° 203 (newsletter de la Délégation de l’UE au Maroc), avril 2015.