Zbigniew Brzezinski, l'architecte de la catastrophe en Afghanistan, meurt à 89 ans
Par Bill Van Auken, 13 juin 2017
WSWS
Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité du président démocrate Jimmy Carter et partisan de longue date d'une stratégie agressive pour affirmer l'hégémonie américaine sur le globe, est décédé le 26 mai dernier à l'âge de 89 ans.
Durant son mandat de quatre ans dans l'administration Carter, Brzezinski fut impliqué dans un grand nombre d'opérations criminelles lancées par l'impérialisme américain à travers le globe, du soutien au shah d'Iran dans sa tentative de noyer la Révolution iranienne dans le sang au lancement d'une politique en Amérique du Sud qui déboucha sur de sanglantes campagnes contre-insurrectionnelles qui ont coûté la vie à des centaines de milliers de personnes.
Incontestablement, toutefois, le pire de ces crimes, et celui dont il prend fièrement le crédit, est l'orchestration et le soutien d'une sale guerre menée par les moudjahidines contre le gouvernement de l'Afghanistan, soutenu par l'Union soviétique, à la fin de la décennie 1970.
Né dans une famille noble polonaise qui fut contrainte de trouver refuge au Canada, où son père était diplomate lors du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, la perspective et les politiques de Brzezinski trouvaient leur source dans une haine farouche de la révolution, du socialisme et de l'Union soviétique.
Il fut recruté dans des opérations antisoviétiques alors qu'il donnait des conférences à l'Université Harvard dans les années 1950. Il faisait partie de la délégation envoyée par la CIA via son groupe de façade, l’«Independent Service for Information», pour intervenir lors d'un festival international de la jeunesse soutenu par l'Union soviétique qui se tenait à Vienne en 1959. Il était décrit par ses contemporains comme étant le plus anticommuniste et le plus provocateur parmi les envoyés des services secrets américains.
À l'aube de la décennie 1970, Brzezinski fut utilisé par David Rockfeller pour diriger la Commission trilatérale, une instance créée dans le but de coordonner la stratégie impérialiste entre Washington, l'Europe occidentale et le Japon. La commission, composée de figures influentes du monde des affaires et de la politique, donna son appui à la campagne présidentielle de Jimmy Carter en 1976, alors gouverneur de l'État de Géorgie et considéré comme un «outsider» de la capitale qui pourrait fournir un nouveau visage après la débâcle de l'administration de Richard Nixon et de son successeur, Gerald Ford. Les membres de la commission ont occupé des postes clés au sein de l'administration Carter: Brzezinski était conseiller à la sécurité nationale et exerçait une influence énorme sur la politique étrangère américaine.
C'est en occupant cette position que Brzezinski fut l'auteur d'un des plus grands crimes commis par l'impérialisme américain au 20e siècle, soit l'instigation de la guerre en Afghanistan qui allait ravager ce pays jusqu'à aujourd'hui.
Dans sa notice nécrologique, le New York Times reconnait que sa «haine irréconciliable à l'égard de l'Union soviétique» l'a placé «à la droite de plusieurs républicains, incluant M. Kissinger et le président Richard Nixon». Il ajoute que sous Carter il dirigea la politique américaine avec l'objectif de «faire échec à l'expansionnisme soviétique à tout prix... pour le meilleur et pour le pire». Par exemple, il déclare: «Il approuva des milliards en aide militaire au profit de militants islamiques combattant les troupes d'invasion soviétiques en Afghanistan».
Il s'agit d'une distorsion délibérée du rôle réel joué par Washington, son armée et la CIA en Afghanistan sous la direction de Brzezinski.
Brzezinski a reconnu dans une entrevue avec le magazine français Le Nouvel Observateur, en janvier 1998, avoir entrepris un programme qui permit à la CIA de fournir secrètement des armes aux moudjahidines – six mois avant l'intervention des troupes soviétiques en Afghanistan – dans le but explicite d' entrainer l'Union soviétique dans une guerre débilitante.
Considérant la catastrophe qui s'est déchaînée sur l'Afghanistan et la croissance subséquente de groupes terroristes islamistes tels qu'Al-Qaïda, lorsqu'on lui a demandé s'il regrettait la politique qu'il a défendue en Afghanistan, Brzezinski a répondu :
«Regretter quoi? Cette opération fut une excellente idée. Elle a eu pour effet d'attirer les Russes dans la trappe afghane et vous voulez que je regrette cela? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j'ai écrit au président Carter: nous avons maintenant l'opportunité de donner à l'URSS sa guerre du Vietnam. Effectivement, pendant presque 10 ans, Moscou a eu à poursuivre une guerre insupportable pour le gouvernement, un conflit qui a provoqué la démoralisation et, au final, l'éclatement de l'Empire soviétique».
Interrogé spécifiquement à savoir s'il regrettait la collaboration et l'armement par la CIA de groupes islamistes radicaux, incluant Al-Qaïda, dans la fomentation de la guerre en Afghanistan, Brzezinski a répondu sur un ton méprisant: «Qu'est-ce qui est plus important pour l'histoire du monde? Les talibans ou la chute de l'Empire soviétique? Quelques musulmans agités ou la libération de l'Europe centrale et la fin de la guerre froide?»
Au cours des quatre décennies de combats ininterrompus qui ont résulté de l'«excellente idée» de Brzezinski – environ 9000 combattants américains demeurent déployés en sol afghan et une nouvelle escalade est bientôt prévue – plus de 2 millions d'Afghans ont perdu la vie et des millions d'autres ont été réduits au statut de réfugiés.
À la suite de la dissolution formelle de l'Union soviétique par la bureaucratie stalinienne de Moscou en décembre 1991, Brzezinski a recentré son hostilité maniaque de l'URSS vers une stratégie visant l'hégémonie incontestée des États-Unis sur l'Eurasie.
Il fut parmi les stratèges impérialistes les plus influents dans l'établissement d'une politique visant à contrebalancer le déclin continu de la position du capitalisme américain dans le monde en ayant recours à sa suprématie militaire incontestée. Cette stratégie allait engendrer des conflits sans fin au Moyen-Orient et en Asie centrale, destinés à affirmer la domination américaine dans les régions contenant la part du lion en termes de réserves pétrolières et gazières mondiales.
Dans un article publié dans le numéro de septembre-octobre 1997 de Foreign Affairs, Brzezinski affirme :
«L'Eurasie est le supercontinent axial du monde. Une puissance qui dominerait l'Eurasie exercerait une influence décisive sur deux des trois régions les plus productives économiquement au monde, soit l'Europe occidentale et l'Asie orientale. Un regard sur la carte du monde suggère également qu'un pays dominant en Eurasie contrôlerait presque automatiquement le Moyen-Orient et l'Afrique. Avec l'Eurasie qui fait désormais office d'échiquier géopolitique, il n'est désormais plus suffisant de définir une politique pour l'Europe et une autre pour l'Asie. Ce qui se passe avec la distribution de pouvoir sur la masse territoriale d'Eurasie sera d'une importance décisive pour la suprématie mondiale américaine et son héritage historique... Au sein d'une Eurasie volatile, la tâche immédiate consiste à ce qu'aucun État, ou combinaison d'États, n'atteigne la capacité d'écarter les États-Unis ou même de diminuer leur rôle décisif.»
Étayant cette thèse dans son ouvrage The Grand Chessboard (Le Grand Échiquier), Brzezinski exprime son inquiétude à propos du principal obstacle empêchant Washington de poursuivre cette quête agressive pour l'hégémonie: l'hostilité de la vaste majorité de la population américaine à la guerre.
Il écrit: « … L'Amérique est trop démocratique au pays pour être autocratique à l'étranger. Ceci limite l'utilisation de la puissance américaine, particulièrement sa capacité à l'intimidation militaire. Jamais auparavant un gouvernement populiste n'a atteint la suprématie internationale. Mais la poursuite de la puissance n'est pas un objectif qui requiert la passion populaire, sauf dans l'éventualité d'une menace soudaine ou d'une remise en question du sentiment de bien-être national. L'abnégation économique (c'est-à-dire les dépenses en défense) et les sacrifices en vies humaines (les pertes, même parmi les soldats professionnels) requis pour cet effort sont incompatibles avec l'instinct démocratique. La démocratie est hostile à la mobilisation impériale». [The Grand Chessboard, Basic Books, pp. 35-36]
Quatre ans plus tard, le 11 septembre 2001, la «remise en question du sentiment de bien-être national», que l'ancien conseiller à la sécurité nationale voyait comme un préalable nécessaire pour lancer une campagne mondiale du militarisme américain, est servie par les forces mêmes que lui et la CIA ont encouragées en Afghanistan. Al-Qaïda, et ses liens historiques avec les services de renseignements américains, a revendiqué les attaques qui ont ciblé New York et Washington et qui furent accomplies par des individus qui étaient remarquablement aptes à se déplacer sans encombre tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du territoire américain.
Brzezinski fut un opposant virulent de la révolution, du socialisme et de toute contestation du système capitaliste par la gauche. En 1968, pendant une manifestation de masse contre la guerre du Vietnam, il écrivit dans le New Republic que l'on devrait empêcher les étudiants de protester, ajoutant que la «direction du mouvement, si elle ne pouvait être liquidée physiquement, pouvait au moins être expulsée du pays».
Plus récemment, particulièrement dans le sillage de l'effondrement du capitalisme financier en 2008, Brzezinski a averti à plusieurs reprises contre le «risque croissant d'une haine de classe» et du danger de radicalisation parmi les jeunes en réaction à des niveaux insoutenables d'inégalités sociales.
Dans son ouvrage de 2012 intitulé Strategic Vision: America and the Crisis of Global Power (Vision stratégique: Les États-Unis et la crise du pouvoir mondial), il écrit : «Les populations de jeunes adultes… sont spécialement explosives lorsqu'elles sont combinées avec la révolution des télécommunications». Il continue : «Souvent éduquées, mais sans emploi, la frustration et l'aliénation qui en résultent» les rendent «susceptibles à l'agitation idéologique et à la mobilisation révolutionnaire».
Dans une entrevue télévisée cette même année, il prévient qu'un «sentiment d'injustice sociale peut être terriblement démoralisant et, politiquement à long terme, très dangereux».
Tandis qu'il est capable de percevoir le danger et de donner ses avertissements, Brzezinski n'est toutefois pas apte, tout comme les autres représentants de la classe dirigeante capitaliste, à offrir une réponse rationnelle, encore moins progressiste, à la montée des conflits de classe qui pose le risque d'une révolution.
(Article paru en anglais le 29 mai 2017)