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Le plan saoudien de Trump s’effiloche (Consortium News)

par Alastair Crooke 6 Janvier 2018, 14:25 Trump Bin Salman Collaboration Jared Kushner Arabie Saoudite USA Syrie Impérialisme

Le plan saoudien de Trump s’effiloche (Consortium News)

Le président Trump et son gendre ont parié que le jeune prince héritier saoudien pourrait exécuter un plan pour remodeler le Proche-Orient, mais le stratagème s’est rapidement effiloché, révélant un amateurisme dangereux, écrit l’ancien diplomate britannique Alastair Crooke.

 

Aaron Miller et Richard Sokolsky, écrivant dans Foreign Policy, suggèrent que « le succès le plus notable de Mohammed ben Salman à l’étranger pourrait bien être la séduction et la conquête du président Donald Trump et de son gendre, Jared Kushner ». En effet, il est possible que ce « succès » soit le seul succès de MBS.

Le 20 mai 2017, le président Trump serre la main du vice prince héritier saoudien et ministre de la Défense Mohammad ben Salman. (Capture d’écran de Whitehouse. gov)

« Il n’ a pas fallu beaucoup de force de conviction », écrivent Miller et Sokolski : « Avant tout, la nouvelle bromance [une amitié forte entre deux hommes, avec un niveau émotionnel élevé et des démonstrations d’intimité fortes, sans composante sexuelle, NdT] reflétait une convergence opportune d’impératifs stratégiques. »

Trump, comme toujours, était désireux de prendre ses distances par rapport au président Obama et à toutes ses œuvres ; les Saoudiens, quant à eux, étaient déterminés à exploiter l’antipathie viscérale de Trump pour l’Iran – afin d’inverser la chaîne des récentes défaites subies par le royaume.

La récompense (que MBS semblait promettre) de faire d’une pierre deux coup (frapper l’Iran ; « normaliser » Israël dans le monde arabe, et obtenir un accord palestinien) était si irrésistible, que le président américain en a limité les détails au seul réseau familial. Il faisait ainsi délibérément un affront aux institutions de politique étrangère et de défense américaines en laissant les circuits officiels dans l’ignorance, et réduits aux conjectures. Trump a misé gros sur MBS, et sur Jared Kushner en tant qu’intermédiaire. Mais le grand projet de MBS s’est effondré à son premier obstacle : la tentative de fomenter une provocation contre le Hezbollah au Liban, à laquelle ce dernier réagirait excessivement et donnerait à Israël et à « l’Alliance sunnite » le prétexte attendu pour utiliser la force contre le Hezbollah et l’Iran.

La première étape a tout simplement sombré dans le feuilleton avec l’étrange détournement du Premier Ministre libanais Saad Hariri par MBS, qui n’a servi qu’à unir les Libanais, plutôt que de les diviser en factions belligérantes, comme on l’espérait.

Mais la débâcle au Liban est beaucoup plus importante qu’un feuilleton mal ficelé. Le fait vraiment important mis au jour par la récente mésaventure de MBS est que non seulement le « chien n’a pas aboyé la nuit » – mais que les Israéliens n’ont pas du tout l’intention « d’aboyer » : ce qui veut dire, d’assumer le rôle (comme l’a dit le correspondant israélien chevronné Ben Caspit), d’être « le bâton, avec lequel les dirigeants sunnites menacent leurs ennemis mortels, les chiites… en ce moment, personne en Israël, et encore moins le Premier ministre Benjamin Netanyahou, n’est pressé d’allumer le front du nord. Ce faisant, cela signifierait être aspiré par les portes de l’enfer » (soulignement ajouté).

 

La défaite syrienne

Soyons clairs, la soi-disant alliance sunnite (principalement l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, l’Égypte se retirant déjà) vient d’être défaite en Syrie. Elle n’a aucune capacité de « faire reculer » l’Iran, le Hezbollah ou l’UMP [Unité de Mobilisation Populaire, Ndt] irakienne (une milice chiite) – sauf en utilisant le « bâton » israélien. Israël peut avoir les mêmes intérêts stratégiques que l’Alliance sunnite, mais comme le note Caspit, « les Saoudiens sont intéressés à ce qu’Israël fasse le sale boulot pour eux. Mais il s’avère que tout le monde en Israël n’est pas aussi motivé. »

Le conseiller principal de la Maison-Blanche Jared Kushner et son épouse, l’adjointe du président Ivanka Trump, le secrétaire américain au Commerce Wilbur Ross, le secrétaire d’État américain Rex Tillerson et le chef de cabinet de la Maison-Blanche Reince Priebus arrivent au palais de Murabba en tant qu’invités du roi saoudien Salman, le 20 mai 2017, à Riyad, en Arabie saoudite. (Photo officielle de la Maison-Blanche par Shealah Craighead)

Caspit qualifie un éventuel affrontement entre l’Alliance sunnite et le front dirigé par l’Iran de « véritable guerre d’Armageddon ». Ces mots résument les réserves israéliennes.

Ce refus « d’aboyer » (dans le fameux récit de Sherlock Holmes, de Conan Doyle) mène en quelque sorte les blocs à fuir le « grand plan » de Kushner parce que si Israël se retire, de quoi reste-t-il à parler ? Justement Israël était aussi le « bâton » du plan de Trump. Pas de bâton : pas de chance de faire reculer l’Iran pour l’alliance sunnite ; pas d’avancée dans la normalisation des relations entre les saoudiens et Israël ; pas d’initiative israélo-palestinienne. La maladresse de MBS (« imprudence », comme l’a appelée un responsable américain) a coupé l’herbe sous le pied de la politique américaine au Moyen-Orient.

Pourquoi Trump a-t-il misé si gros sur l’inexpérimenté Kushner et l’impulsif MBS ? Eh bien, bien sûr, si un tel « grand plan » avait bien fonctionné, cela aurait été un tour de force majeur en matière de politique étrangère – et cela par dessus la tête des professionnels de la politique étrangère et de défense qui en avaient été exclus. Trump se serait alors senti plus libre de s’élever au-dessus des tentacules de l’establishment : d’atteindre une certaine indépendance rehaussée et se libérer de ses « nounous ». Il aurait réussi son coup par la voie familiale, plutôt que d’être conseillé par la voie officielle.

Mais, si cela sombre dans la farce, et que MBS en vient à être considéré aux États-Unis comme un excentrique, plutôt qu’un Machiavel, le « système » (offensé) prendra sa revanche : les jugements présidentiels seront dévalorisés – et auront encore plus en plus besoin d’être justifiés et « surveillés ».

MBS (et Kushner) ont donc peut-être nui au Président Trump de manière beaucoup plus large : le pari perdu sur un MBS inexpérimenté peut déborder dans d’autres sphères – comme, par conséquent, les alliés des américains qui remettent ouvertement en question la justesse des jugements de Trump en Corée du Nord. Bref, la crédibilité du président américain supportera les conséquences de s’être laissé manipuler par MBS.

 

Vœux pieux

Il y a, pour être juste, une grande part d’inconséquence (et même d’obséquiosité) dans le traitement occidental de l’Arabie saoudite (le président Trump n’est pas le seul à être subjugué par ce qui est saoudien) : la notion même d’Arabie saoudite se métamorphosant en une puissance régionale musclée, « moderne » qui peut faire baisser les yeux à l’Iran, semblerait en soi un tantinet irréaliste, pourtant cela est largement accepté par les commentateurs américains. Oui, le royaume n’a guère d’autre alternative que de se transformer à mesure que ses dividendes pétroliers approchent de leur terme, et cela pourrait bien, en théorie, forcer le royaume à prendre un nouveau cap.

Le ministre de la défense saoudien, le prince héritier Mohammed ben Salman el Saoud

Mais définir exactement la manière dont le royaume peut se réinventer, sans se déchirer, est probablement beaucoup plus complexe que de préconiser une conversion superficielle à la « modernité occidentale » ou de lutter contre la « corruption ». Ce sont des diversions : la famille est l’État, et l’État (et sa richesse pétrolière) appartient à la famille. Il n’y a pas de démarcation, ni de frontière délimitée, entre l’État et la famille. Les membres de cette dernière jouissent des privilèges et des avantages de la naissance (en fonction de la proximité ou de la distance par rapport au trône). Et les avantages accessoires accordés ou acquis, ne reflètent que les besoins de puissance du monarque qui servent à asseoir son absolutisme. Il n’y a pas de “fichu mérite” ou d’équité dans ce système, et cela n’a jamais été voulu.

Que peut donc signifier le terme « corruption » dans un tel système ? L’ Arabie saoudite ne feint même pas d’avoir des règles du jeu équitables. La loi (et les règles) sont simplement ce que le roi dit, ou signe, tous les jours.

Ce que « corruption » signifiait auparavant, lorsque l’Europe « jouissait » d’un système absolutiste similaire, était assez clair : vous aviez contrarié le roi, c’est tout ce que « corruption » impliquait. Ainsi, si le monde extérieur pense que la MBS fait évoluer l’Arabie saoudite vers une modernité occidentale, cela signifie soit que MBS planifie d’écarter « la famille » (les 15.000 princes de sang royal), soit qu’il s’oriente vers un système monarchique constitutionnel et une société fondée sur des règles et constituée de citoyens, plutôt que sur des sujets.

Rien dans les actions de MBS ne laisse supposer qu’il va dans cette direction. Ses actions suggèrent plutôt qu’il veut récupérer et restaurer l’aspect absolutiste de la monarchie. Et la modernité qu’il recherche est du type que vous achetez, virtuellement prête à l’emploi, fournie dans sa boîte et prête à être assemblée. Bref, le projet est d’acheter une base industrielle « clés en main », prête à l’emploi, pour compenser l’épuisement des revenus pétroliers.

Le plan Vision 2030 [plan de développement mis en place par le gouvernement saoudien en 2016 qui vise à faire sortir le pays de sa rente pétrolière historique en diversifiant son économie et en ayant recours à diverses privatisations, NdT] nous dit que cette « base industrielle » de haute technologie bien emballée est censée rapporter mille milliards de dollars de profits par année, si tout se passe bien… à terme. En d’autres termes, il s’agit d’une source de revenus de remplacement : précisément pour subvenir aux besoins de « la famille » – et non pour l’évincer. Il n’est donc pas « réformiste » dans le sens occidental de la modernité qui est « l’égalité devant la loi » et la protection des droits.

 

Des espoirs irréalistes

Eh bien, ce type d’industrialisation artificielle à grande vitesse n’est pas si facile à greffer dans la société (si vous n’êtes pas Joseph Staline). Elle est coûteuse et, comme l’histoire nous le dit aussi, socialement et culturellement perturbatrice. Il en coûtera beaucoup plus cher que les 800 milliards de dollars que MBS espère « récupérer » auprès de ses détenus (par la contrainte physique – environ 17 personnes ont déjà été hospitalisées à la suite de leur traitement en détention).

Le président Donald Trump et la première Dame Melania Trump se joignent au roi saoudien Salmane et au président égyptien Abdel Fattah Al Sisi, le 21 mai 2017, pour participer à l’inauguration du Centre mondial de lutte contre l’idéologie extrémiste. (Photo officielle de la Maison-Blanche par Shealah Craighead)

Mais, si ce n’est pas pour occidentaliser l’économie, pourquoi donc tant de membres importants de la famille doivent-ils être « écartés » ? Cette partie du « grand plan » est peut-être liée à la raison pour laquelle MBS souhaitait tant courtiser et conquérir le président Trump (comme Miller et Solkosky l’ont formulé). MBS est franc à ce sujet : il a dit au Président Trump qu’il voulait restaurer la grandeur passée du royaume, être à nouveau le chef du monde sunnite et le gardien de l’islam. Pour ce faire, l’Iran arriviste et le renouveau chiite doivent être ramenés par la force à se soumettre au leadership saoudien.

La difficulté, c’est que certains membres de la famille se seraient opposés à un tel aventurisme contre l’Iran. MBS semble poursuivre une idée similaire à celle adoptée par les néoconservateurs : l’argument kristolien selon lequel on ne peut pas faire (ou restaurer) une omelette « d’hégémonie bienveillante » sans casser quelques œufs. Et comme Miller et Sokolsky l’ont noté, Trump « n’a pas eu besoin d’être très convaincant » – la vision de MBS a recoupé précisément ses propres impératifs (et son animosité envers l’Iran). Trump a dûment twitté son appui à la répression de la « corruption » en Arabie saoudite.

Et voici enfin la troisième étape du « grand plan » : Israël serait « le bâton » de l’alliance Arabie saoudite-Émirats Arabes Unis-États-Unis contre l’Iran (le Hezbollah devait être son prétexte à une action). L’Arabie saoudite, en retour, évoluerait vers la reconnaissance de l’État juif, et Israël donnerait aux Palestiniens « quelque chose » : une « chose » qu’on pourrait appeler un État, même s’il serait beaucoup moins qu’un État. Les États-Unis et l’Arabie saoudite se coordonneraient pour faire pression sur les Palestiniens afin qu’ils acceptent les propositions américaines d’un « accord ».

Pourquoi cela s’est-il si mal passé ? Des attentes exagérées sur ce que chaque partie autre pouvait réellement effectuer. Croire la rhétorique de l’autre. L’histoire d’amour de l’Amérique avec la famille royale saoudienne. Les liens de la famille Kushner avec Netanyahou. Des vœux pieux de la part de Kushner et de Trump sur le fait que MBS pourrait être l’instrument de restauration, non seulement de l’Arabie saoudite comme « flic » de l’Amérique, dans le monde islamique, mais aussi du leadership de l’Amérique au Moyen-Orient.

Peut-être que Jared Kushner croyait que Bibi Netanyahou, quand il suggérait que la « normalisation » des relations entre l’Arabie saoudite et Israël verrait sa réciprocité avec des concessions faites aux Palestiniens (alors qu’en fait, le cabinet de la sécurité d’Israël était déjà contre ces concessions – encore moins d’avoir un État – qui étaient discutées à ce sujet) ?

Peut-être que Jared croyait MBS quand celui-ci suggérait qu’il pourrait mobiliser le monde sunnite contre l’Iran, si l’Amérique et Israël le soutenait (quand l’Égypte elle même s’opposait à la déstabilisation du Liban) ?

Peut-être que MBS croyait que Trump parlait au nom de l’Amérique quand il lui offrait son soutien (quand en fait, il parlait seulement au nom de la Maison Blanche) ?

Peut-être que MBS pensait que Trump rallierait l’Europe contre le Hezbollah au Liban (alors qu’en fait, les Européens avaient mis en priorité la stabilité au Liban) ?

Et peut-être que MBS et Kushner pensaient que Netanyahou parlait au nom d’Israël quand il promettait d’être un partenaire sur le front contre le Hezbollah et l’Iran ? Était-ce le « grand plan » qui a été établi entre Netanyahou et Trump la veille du jour où ce dernier a lancé son attaque virulente contre l’Iran devant les Nations Unies en septembre ? Alors qu’en fait, alors que n’importe quel premier ministre israélien peut se mettre en guerre contre les Palestiniens relativement librement, il n’en va pas de même lorsque l’État d’Israël lui-même est en jeu. Aucun premier ministre israélien ne peut s’engager dans un conflit possiblement existentiel (pour Israël), sans avoir un large soutien de la part de l’establishment politique et sécuritaire israélien. Et l’establishment d’Israël n’envisagera la guerre que si elle est clairement dans l’intérêt israélien, et pas seulement pour plaire à MBS ou à M. Trump.

Ben Caspit (et d’autres commentateurs israéliens) confirment que l’establishment israélien ne voit pas la guerre avec le Hezbollah et le risque d’un conflit plus large comme étant dans l’intérêt israélien.

Les retombées de cet épisode sont extrêmement importantes. Il a révélé qu’Israël est actuellement dissuadé d’envisager une guerre dans la région (comme l’explique Caspit). Elle a elle aussi souligné la vacuité des ambitions de la MBS d’établir une « alliance sunnite » contre l’Iran, et elle a sapé la politique de confinement de l’Iran du président Trump. Pour l’instant, du moins, nous pouvons espérer que l’Iran et la Russie consolident l’État syrien et stabilisent le tiers nord. La « guerre d’Armageddon » de Caspit peut encore arriver – mais pas pour l’instant, peut-être.

Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique haut placé dans les services secrets britanniques et dans la diplomatie de l’Union européenne. Il est le fondateur et directeur du Conflicts Forum.

Source : Alastair Crooke, Consortium News, 17-11-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.

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